Sanctions ! – Talion
Sanctions !. 2021Origine : France
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Riche d’une longue histoire que l’on peut faire remonter jusqu’au XVIIe siècle et aux colporteurs faisant circuler la “Bibliothèque bleue”, la littérature populaire n’en a pas moins été toujours boudée par le microcosme lettré. Pour autant, elle n’a jamais disparu et a même connu un certain âge d’or avec l’avènement du format poche dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. A cette époque, plusieurs éditeurs s’illustrèrent en créant des collections emblématiques aujourd’hui souvent disparues mais qui n’en marquèrent pas moins les esprits d’un public “de niche” (ou de gares !). Pour ne parler que de la France et de la littérature fantastique, citons par exemple les éditions OPTA et leur catalogue de SF sous le sceau “Galaxie-bis”, les éditions Marabout et ses collections “Fantastique” et “Science Fiction” très portées sur les écrivains francophones, ou encore Pocket et son label “Terreur” privilégiant l’épouvante contemporaine. Mais s’il est bien un éditeur qui tint le haut du pavé, c’est sans conteste le célèbre Fleuve Noir qui constitua toute une armada de collections dont la mémoire est aujourd’hui encore entretenue par d’indécrottables nostalgiques et collectionneurs. Parmi le vaste éventail proposé, la collection Gore n’est pas la moins prisée. N’ayant existé que de 1985 à 1989, essentiellement sous la direction de Daniel Riche, elle se distingua par son originalité et son sens de la provocation : avec ses romans cradingues emballés par des couvertures faisant la part belle au sang et au sexe, elle vint s’inscrire dans le sillage d’un cinéma d’horreur qui versait déjà dans l’extrême. Zombie, Evil Dead, Maniac côté américain, et les œuvres de Ruggero Deodato, Lucio Fulci ou autres Umberto Lenzi côté européen.
Ce qui nous mène donc à Sanctions !, premier volume de la collection Karnage de chez Zone 52 éditions, la plus récente des tentatives visant à raviver le souvenir de la collection de Fleuve Noir. Mise en évidence par la typographie du “G” de Karnage, identique à celle du “G” de sa glorieuse devancière, la parenté s’affiche d’autant plus ouvertement que pour l’occasion le roman est écrit par David Didelot, l’auteur de GORE : Dissection d’une collection paru aux éditions Artus Films. Reprenant la tradition d’écrire sous pseudonyme (Talion est le sien), il se lance ici dans la fiction, lui qui jusque là s’était fait connaître dans le petit monde de la cinéphilie bis en lançant le fanzine Videotopsie, en livrant ses analyses dans des bonus de DVD, en publiant le livre Bruno Mattei: itinéraires bis chez Artus ou encore en signant le long dossier “giallo” pour L’Ecran Fantastique à l’été 2020. Un profil issu du cinéma bis, donc, bien qu’il signa également un livre sur une très réelle affaire criminelle en Italie : Le Monstre de Florence, dont le lien avec le giallo n’est certainement pas fortuit. Nous retrouvons ce pedigree de bisseux dans Sanctions ! à travers le goût prononcé de ses “héros” pour les films gores italiens, Cannibal Holocaust en tête. Des évocations filmiques pas si gratuites que cela, puisque l’outrance réaliste dont fait preuve David Didelot dans son roman fait écho à celui, très typé snuff, du film de Ruggero Deodato et de tous ses avatars.
Professeurs en collège peu appréciés d’élèves souvent dissipés, le fade Gabriel Lodi et sa sculpturale épouse Barbara forment un couple en apparence dépareillé mais malgré tout anodin. Dans le secret de leur demeure, ils n’ont pourtant de cesse de se livrer à toutes les perversités sexuelles possibles et imaginables. Ce qui ne prêterait pas à conséquence si, parallèlement, ils n’étaient pas des fans absolus de snuffs movies infâmes pêchés sur le dark web et surtout, s’ils ne s’étaient pas mis récemment à “sanctionner” les élèves dissidents pour leur faire subir toutes sortes d’infâmies dans leur cave insonorisée.
Ne prétendant certainement pas initier un public néophyte, Sanctions ! s’adresse aux lecteurs déjà épris de la collection Gore de Fleuve Noir et -pour peu que ce ne soit pas les mêmes personnes- aux férus de cinéma gore (italien de préférence). Bref, à un public de connaisseurs auquel pourront à la rigueur venir se greffer de jeunes adeptes en phase de découverte. En cela, il n’est donc pas surprenant que soient évoquées des références “pointues” (les films bis) constituant des clins d’œil acoquinés à un public appartenant au même univers que l’auteur. Ce dernier sait d’ailleurs très bien qui sera majoritairement là pour le lire, il connait globalement les goûts et attentes de ses lecteurs -semblables aux siens- et sait donc quel écueil éviter et quel ingrédient incorporer. Ainsi, il sait qu’un trop franc basculement dans le comique ne pourra que lui nuire et adoucir le contenu. Or, ses lecteurs ne veulent pas être choyés par une lecture intégralement au second degré : ils veulent de l’horrible, mais ne le veulent pas dilué dans des gags risibles ou des plagiats intégraux. Ainsi, l’humour dont fait pourtant preuve Sanctions ! ne prend jamais le pas sur l’affreux : il se développe à partir de la crudité dont font preuve les époux Lodi dans leurs paroles, concrétisation pour le moins étrange de l’amour sincère qu’ils se portent, dans leurs efforts pour maîtriser leurs pulsions lorsqu’ils sont hors de leur cocon ou encore du naturel avec lequel ils vivent leur singulière existence au quotidien (la façon dont ils nourrissent le chat Pompon, par exemple). Bref, cet humour subtil ne s’exprime pas par des gags potaches mais bien par la mise en avant de l’état d’esprit qui est celui de deux professeurs jouissant non stop d’une philosophie caractérisée par les transgressions en tous genres.
Sado-masochisme, scatologie, pédophilie, cannibalisme : les Lodi ne reculent devant rien pour assouvir leur soif de perversion. Il n’y a du reste même pas besoin qu’ils aient une victime sous la main : ils s’échaudent très bien tout seul devant un snuff, voire se jettent l’un sur l’autre dès que l’envie s’en fait sentir et y compris lorsque le moment s’y prêterait le moins pour le commun des mortels. Comme par exemple lorsque l’un des deux est sur le trône, en pleine défécation. L’auteur laisse alors libre cours à son imagination pour décrire par le menu leurs pratiques sexuelles, avec des mots très crus ponctués par des dialogues qui ne le sont pas moins. Mais à ce petit jeu, c’est pourtant dans les chapitres de torture éhontée (comme celle qui ouvre le roman, histoire d’annoncer la couleur) qu’il se fait le plus remarquer. Aux déviances sexuelles vient s’ajouter l’ultra-violence de sévices hardcores tapant là où ça fait mal : dans les orifices des corps, naturels ou non, ou sur des organes sensibles et pas forcément externes. Hyper-dilatation anale, castration au marteau, écrasement des globes oculaires, petits en-cas à base de tripes fraichement prélevées sur une victime agonisante, voilà quelques une des sanctions infligées par les tourtereaux vengeurs sur de jeunes gens dont les souffrances sont elles aussi évoquées. Car pour choquer, il ne suffit pas d’aligner platement les horreurs, il faut aussi que les personnages ressentent ce qu’ils vivent -et contrastent avec leurs bourreaux en pleine jouissance- pour nourrir encore davantage l’aspect choquant.
A cet égard, Talion / David Didelot ne peut faire l’impasse sur l’empathie. Le roman n’étant pas qu’un empilement de perversités ou de sévices, il développe également une intrigue en dehors des Lodi : la police enquêtant sur la disparition de Aïcha Boumédine, l’élève disparue, ainsi que les questionnements de son entourage, famille ou camarades de classe. Avec en arrière-plan l’annonce de ce à quoi s’exposent ceux qui viendraient volontairement ou non à croiser la route des tortionnaires, lesquels ont toute une liste d’élèves à sanctionner. Pas forcément très complexe à mener, l’enquête dirigée par Théo Fascio, un flic désabusé, sert grosso modo à faire avancer la narration jusqu’à son dénouement, tandis que les proches de Aïcha servent essentiellement à enraciner le roman dans un cadre réaliste. C’est que ces jeunes ont des préoccupations, des réflexions et un langage propre à leur génération. Hormones qui travaillent, discussions en ligne, petite délinquance, délires complotistes en guise de militantisme, tout ceci reflète bien la réalité contemporaine (Talion est d’ailleurs lui-même enseignant) d’une ville de banlieue comme celle -non nommée- où se déroule Sanctions !. Cela n’en rend les actes des Lodi plus odieux encore, d’autant que le choix des victimes (des adolescents) a lui aussi été dicté par son potentiel choc. Du reste, le roman véhicule une légère mais réelle ironie sociale, avec ces enseignants tordus qui tout en piétinant la loi et les mœurs reprochent à la société en général de partir à vau-l’eau avec des notions comme le féminisme et à leurs élèves en particulier de manquer de respect envers la sacro-sainte hiérarchie. S’il évoque plus qu’à son tour les films de cannibales, Sanctions ! s’approche également à d’autres égards des WIP ou de la nazisploitation, autres sous-genres gratinés du bis italien dans lesquels les protagonistes font fi de la dignité humaine tout en prétendant incarner l’ordre.
Très court et très intense dans le malsain, le premier roman de Talion / David Didelot remplit parfaitement l’ambition qu’il s’était donné : abreuver généreusement un lectorat amateur d’atrocités porno-gores. Le format écrit lui permet d’aller beaucoup plus loin dans la sauvagerie que les films qu’il mentionne textuellement ou qu’il évoque plus discrètement (le nom Gabriel Lodi ne serait-il pas un décalque de l’acteur Gabriele Tinti, vu dans pas mal de bisseries glauques ?), et donc de rejoindre pleinement le concept “Gore” de Fleuve Noir actualisé à la sauce de notre époque. Le “public averti” auquel il s’adresse n’est donc pas uniquement averti du contenu : il est aussi averti de la culture dont se réclame l’auteur, qui se fait ici le représentant d’une communauté -une démarche “geek” diront certains- avec laquelle il partage un goût commun, une nostalgie commune, et la même tendance à vouloir évoluer dans les marges. Il n’y a pas d’autre ambition que plaire à ceux-là, et certainement pas de se faire adouber comme une nouvelle plume du roman horrifique à la française. En revanche il pourrait constituer une bonne passerelle entre les amateurs de cinéma bis et ceux de bis littéraire, les premiers étant certainement plus nombreux que les seconds. La collection Gore d’origine étant désormais plutôt rare à dénicher, Sanctions ! peut prétendre à en donner un aperçu pour motiver les plus conquis à faire l’effort de se lancer à sa recherche (écumer les vide-greniers, les boutiques d’occasion, les sites de revente en ligne… bref toute l’aventure déjà de mise pour traquer des films rares en VHS).
Merci beaucoup pour votre chronique : très complète !