Rage – Richard Bachman
Rage. 1977Origine : Etats-Unis
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Bien qu’il n’ait été publié qu’en 1977, Rage est le plus ancien des livres de Stephen King. Sa rédaction commença en 1966, au début du cursus universitaire de l’auteur (alors âgé de 19 ans). Dès lors pourquoi n’a-t-il pas été publié plus tôt ? On peut comprendre que les éditeurs ait boudé le manuscrit jusqu’au moment où King connut le succès avec Carrie, son premier roman publié. Mais Rage fut pourtant publié sous le pseudonyme de Richard Bachman, chose de prime abord assez paradoxale pour un titre devant sa publication à la fraîche renommée de son auteur. Il faut croire que l’éditeur sût que King allait connaître une grande carrière et que son pseudonyme ne tiendrait pas longtemps. Rage ne pouvait donc qu’un jour ou l’autre apparaître comme une pépite. King put donc utiliser le nom de Richard Bachman, créé en hommage à Richard Stark, pseudonyme de l’écrivain Donald E. Westlake (Stark sera plus tard le nom de plume du héros de La Part des ténèbres) et aux Bachman-Turner Overdrive, un groupe rock à son goût. Quelles raisons eut-il de prendre un autre nom ? La première raison est d’ordre marketing : une convention dans le milieu de la littérature déconseille à un même auteur de publier deux livres la même année sous peine de voir son nom saturer les rayonnages et de lasser le public. La seconde raison est un peu plus originale : à l’orée de sa carrière, King désirait faire un test. Publier des livres sous le nom de Bachman lui permettrait de comparer leurs ventes avec celles des livres vendus sous son vrai nom, bien plus connu. Ainsi, il pourrait voir si une œuvre se vend en raison de sa qualité intrinsèque ou si le succès provient de la seule célébrité de son auteur. Pour le coup ce test est assez naïf…
Mais trêve de digressions, revenons à Rage. Un livre écrit à un jeune âge, pendant les études de son auteur. Il n’y aurait pas à en dire plus, tant ces deux observations caractérisent l’intégralité du roman. L’histoire, assez simple, concerne Charlie Decker, lycéen mal dans sa peau qui après un premier coup d’éclat lui ayant valu bien des ennuis décide un beau jour d’assassiner sa prof d’algèbre pendant son cours et de prendre sa classe en otage. C’est du moins ainsi que le conçoivent son proviseur et tous les autres adultes responsables. Car en réalité ce que Charlie va faire avec ses camarades n’est rien d’autre qu’une leçon de vie effectuée dans un climat paradoxalement détendu par les échanges entre tous ces jeunes. Loin d’être une figure d’oppression et de danger, Charlie est en fait une figure libératrice pour toute une jeunesse qui ne supporte plus le paternalisme et la moralité du système, qu’il soit scolaire ou familial. Avec son arme, Charlie a refusé une bonne fois pour toute de se laisser passivement manipuler, et la salle 16 est en fait devenu un ilôt de réflexions introspectives, où chacun se sent libéré par les pressions que Charlie a abattu (que représentait la prof d’algèbre ainsi qu’un prof qui tentait d’entrer). Les plus timides peuvent parler, et chacun peut expliquer son propre soi en abordant des sujets jusqu’ici tabous. Les ennuis de famille, les émois sentimentaux et sexuels, les rancœurs inavouables, soit autant d’éléments centraux à leur vie à tous, mais qui ne peuvent être ouvertement abordés dans une société où tout doit être propre. En salle 16, les animosités s’expriment et se résolvent d’elles-mêmes, sans être aggravées ni larvées par les pressions extérieures. Dans cette leçon de vie, l’arme de Charlie ne fait pas tant figure d’autorité que de barrière pour empêcher les adultes et la société de venir interrompre ce qui est certainement la matinée la plus instructive qu’aient jamais vécu tous ces lycéens dans leurs années de scolarité. Cette classe ne contient qu’un seul élément vraiment perturbateur : Ted, l’élève modèle et bon sportif qui fait tomber les filles. Il incarne le privilégié, celui que les profs adorent, celui qui a adopté la société bourgeoise et qui refuse de la laisser tomber. Ne comprenant rien au “cours” de Charlie, il cherche encore régulièrement à devenir le héros du jour en tentant d’immobiliser Charlie et de “libérer” ses camarades. Il n’en est à chaque fois que davantage humilié, à l’instar des adultes qui tentent de nouer le dialogue avec Charlie par le biais de l’interphone : le proviseur, le psychologue et le flic. A cause de l’arme de Charlie et des perspectives de massacre qu’elle ouvre, ils ne disposent plus de cette supériorité qui leur permettait de maintenir Charlie sous contrôle et de le réduire au rang d’anonyme (et de dossier pour l’administration du lycée). Leurs propres armes, à savoir l’autorité, la manipulation intellectuelle et la loi sont enrayées. Charlie ne se prive pas pour les humilier, tout comme lui a été auparavant humilié. Ses camarades s’en montrent ravis.
Rage est un roman de son époque, celle de la fin des années 60 et des revendications un peu naïves de la jeunesse en souffrance. Avec l’anonymat qui était le sien -que ce soit au moment d’écrire ou de publier son roman-, avec le parcours difficile qui fut le sien (son enfance n’a pas été exactement joyeuse), King a écrit un véritable manifeste spontané et personnel (l’emploi de la première personne -point de vue de Charlie- domine la narration) s’inscrivant dans le mouvement progressiste de la jeunesse occidentale. La chanson “Another Brick in the wall Part II” de Pink Floyd, sortie deux ans après la publication de Rage et dix ans après 1969, démontrera que le sujet et donc le livre de King restaient encore d’actualité. Au début du XXIème siècle, alors qu’il est de bon ton dans les sphères politiques de remettre en cause ces secousses estudiantines et leurs retombées, il est bon de relire un texte comme celui-ci. Hélas, plusieurs fusillades dans les lycées sont passés par là, et au moins deux affaires mêlant directement Rage à des faits divers sont survenus, poussant King a demander à ce que son livre ne soit plus imprimé (bien qu’il se soit déclaré convaincu que son livre ne fut pas l’élément déclencheur). La première eut lieu en 1993, lorsqu’un jeune homme tua deux adultes avant de poser des questions à ses camarades en tout point similaires à celles de Charlie Decker. Et la seconde en 1997, lorsque le livre fut retrouvé dans le casier d’un élève qui venait lui aussi de faire un carton (mais cette fois sur d’autres élèves). Comme quoi, les revendications de la jeunesse n’ont pas toutes été entendues. Le plus effrayant étant encore qu’au lieu du temps de retard avec lequel les politiques ont toujours réagi (et parfois mal réagi), la tendance est désormais au retour en arrière pur et simple.