La Nuit, tous les loups sont gris – Gunnar Staalesen
I mørket er alle ulver grå. 1983Origine : Norvège
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En Norvège, dans le Bergen des années 1985, Varg Veum, détective privé, enquête sur un chauffard ayant renversé son ami et compagnon de bar Hjalmar Nymark, par ailleurs ancien policier. Et si ce n’était pas qu’un bête accident de route ? Et si un lien existait avec cet incendie, apparemment accidentel qui en 1953 a dévasté une usine et tué 15 ouvriers ? Et si ces deux tragédies étaient l’œuvre de ” Mort-aux-rats “, assassin et collaborateur qui s’était tragiquement illustré pendant l’occupation nazie ?
Varg Veum ne croit ni au hasard ni à la fatalité. Il est de cette race de détectives opiniâtres qui ne lâchent jamais le morceau. Et il a du temps, personne ne l’attend chez lui. Il veut juste savoir et n’abandonnera pas.
La nuit, tous les loups sont gris est le 5ème roman de Gunnar Staalesen à mettre en scène le privé Varg Veum.
Staalesen est un dramaturge et un romancier norvégien. En plus de ses polars, il a écrit grand triptyque historique consacré à Bergen, sa ville natale. Si sa carrière littéraire débute en 1969, il ne se tourne vers le roman policier qu’en 1975, en inventant le personnage de Veum. Lequel n’a pas un nom innocent, Varg Veum pouvant se traduire par ” le loup dans le sanctuaire ” expression norvégienne signifiant un fauteur de troubles ou un hors la loi. Avant de devenir détective, Veum travaillait à la Protection de l’enfance, et il n’ouvre son cabinet de détective qu’après qu’il ait été renvoyé pour avoir tabassé un dealer qui forçait une enfant à se prostituer. C’est aussi un solitaire, surtout depuis que sa femme l’a quitté emmenant son fils avec elle. Il se console en noyant son désarroi au fond d’un verre d’aquavit (eau de vie typiquement scandinave). Veum est un personnage à la vie affective tourmentée et sans cesse mise à mal par les épreuves que la vie lui fait subir. Épreuves qui l’affectent sans jamais le blaser, ni le rendre désabusé. Cependant il reste un détective coriace et obstiné. Une sorte de Philip Marlowe romantique et norvégien.
La nuit, tous les loups sont gris nous permet donc de suivre une des enquêtes de ce personnage attachant et charismatique. La trame de l’histoire est assez classique, on y retrouve l’idée des conséquences qu’ont des actes passés, ainsi que le retour d’un passé sombre qui ne cesse de hanter certains personnages. Des thèmes récurrents dans le milieu du polar. Mais Staalesen les traite avec une grande habileté. Sa plume est précise et calme. Il déroule son histoire lentement et avec une grande fluidité, prenant le temps de camper ses personnages et de poser son ambiance. Derrière l’aspect purement divertissant que peut avoir ce type d’histoire, on sent un grand talent d’écrivain qui excelle dans le portrait intime des individus. En quelques phrases, l’auteur nous dévoile le quotidien et les pensées de ses personnages. Sans qu’il ne soit jamais question de voyeurisme, il arrive à dresser des portraits d’un grand réalisme et d’une vraisemblance glaciale. Glaciale parce que le ton du roman est noir, très noir. La violence est omniprésente, mais de manière très insidieuse. Le roman ne se complait pas dans les descriptions morbides et malsaines, au contraire il se contente de simplement évoquer la violence froide et brute du quotidien en peu de mots, qu’il choisit avec talent. Ses phrases sont simples et directes, mais très fortes dans leur description de notre réalité.
L’intrigue strictement policière intéresse finalement assez peu l’auteur, et il ne s’attarde ni sur le métier de policier, ni sur les procédures juridiques, ni même sur les armes… Ce qui l’intéresse c’est les humains : les victimes, les bourreaux, les enquêteurs. En fin connaisseur de la nature humaine, Staalesen la place au centre de ses romans et en explore toutes les facettes. Le polar lui sert à développer sa volonté de comprendre le monde, l’homme et la société. Et s’il ne revêt jamais entièrement les habits d’un moraliste, le romancier n’hésite pas à appuyer sur les dysfonctionnements de la société norvégienne, et par extension du modèle social-démocrate occidental en entier. Il met l’accent sur l’effondrement des valeurs de nos sociétés, sur les désillusions du mariage, et sur les échecs de la politique sociale pourtant réputée généreuse de l’Etat norvégien. La Norvège telle que la décrit Staalesen est loin de la représentation de carte postale qu’on peut avoir de ce pays parmi les plus riches et les plus développés dans le reste de l’Europe. Au contraire, il décrit une société très froide, rendue individualiste à l’extrême par les valeurs de la modernité et du progrès. Dans cette société les individus sont toujours seuls. Ceux qui vivent en couple ou en famille ne font que perpétuer une mascarade hypocrite qui les blesse toujours davantage. Presque tous les personnages du roman sont des êtres seuls et en manque d’affections, pur produits de leur environnement.
Mais s’il peut en donner l’illusion, La nuit, tous les loups sont gris n’est pas un roman foncièrement déprimant. En effet l’auteur ne se départit pas d’un certain cynisme, d’un sens de l’humour marqué et d’une profonde compassion. Ces qualités transparaissent chez Varg Veum, héros et pierre angulaire du roman. C’est au travers de son personnage que Staalesen résume l’ambiance de son roman, les sentiments de tous les autres personnages et cette dimension très critique d’une société inégale et injuste. Veum se pose en témoin de ces dysfonctionnements.
Si La nuit, tous les loups sont gris est certes un polar réaliste, froid, et qui raconte une histoire très noire, c’est aussi une œuvre humaniste écrite avec un talent immense dans la création de personnages et dans la dénonciation d’une société qui ne fonctionne qu’en façade. Un grand polar, immersif et cultivé, qui nous invite à la réflexion tout en nous distrayant de la plus admirable des façons.