Cujo – Stephen King
Cujo. 1981Origine : États-Unis
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Dans leur maison de Castle Rock, dans le Maine, les Trenton forment un ménage petit-bourgeois apparemment sans histoire. Et pourtant la façade cache des choses bien sombres : la société publicitaire de Vic, le mari, est bien partie pour mettre la clef sous la porte. Donna, l’épouse, trompe sa solitude avec Steve, un amant. Quant à Tad, l’enfant de quatre ans, il est persuadé qu’un monstre vit dans son placard. Très vite, ces soucis vont s’amplifier : Donna largue son amant, mais celui-ci, d’une nature agressive, envoie une lettre anonyme et provocatrice à Vic, lequel doit impérativement quitter le domicile conjugal pour deux semaines, le temps d’essayer de sauver le contrat qui maintiendrait sa boîte à flot. Le mariage des Trenton ne tient plus qu’à un fil, et personne n’accorde grand crédit aux dires de Tad, qui affirme que le monstre de son placard menace de venir le chercher. Et pourtant, Donna et Tad se retrouveront bientôt assiégés dans leur voiture en panne par Cujo, le Saint-Bernard enragé d’un garagiste perdu en pleine brousse.
Lorsqu’il écrit Cujo, Stephen King est au plus mal : grand consommateur de drogues et d’alcool, il n’est pas parvenu à s’adapter à sa toute nouvelle célébrité, rendue possible par le succès de Carrie, dont l’adaptation cinéma était sortie moins d’un an avant que l’auteur ne se mette à rédiger son histoire de Saint-Bernard. Son état second l’avait déjà poussé à rédiger Dead Zone, une bien sombre histoire de John Smith, un homme poussé au sacrifice par manque de perspectives. Cujo entre dans cette même veine pessimiste. Le roman puise d’ailleurs ses racines dans le même Dead Zone, et plus particulièrement dans la ville de Castle Rock, théâtre des meurtres sanglants de Frank Dodd, un flic névrosé qui s’était donné la mort après avoir été découvert par le don de voyance de John Smith. Bien que son étrangleur soit mort depuis quelques années, Castle Rock n’en a pas fini avec lui. Sa mémoire reste encore intacte et son nom sert aux contes de bonnes femmes pour effrayer les enfants pas sages. C’est aussi sous les traits de Frank Dodd que Tad Trenton imagine le monstre tapi dans son placard, et qui peut parfois prendre les traits de Cujo, le fameux Saint-Bernard déjà croisé une fois auparavant par la famille Trenton. Flirtant de très près avec le fantastique sans jamais y plonger ouvertement, King fait du Cujo enragé la réincarnation de Frank Dodd, et donc des terribles secrets qui refont surface non seulement sur une ville d’apparence paisible, mais aussi sur une famille jugée tout aussi normale. Dodd lui-même était à l’origine un flic sans histoire apprécié de ses collègues, tout comme Cujo fut surtout un chien plein d’affection pour ses maîtres et pour les humains en général. Pas plus dans Dead Zone que dans Cujo King ne désigne ses “méchants” de Castle Rock comme les incarnations du mal. Dodd devint meurtrier par la faute d’une enfance terrible, et Cujo ne devint un monstre qu’après avoir été mordu par une chauve-souris. Dans les deux cas, le mal est venu du secret : la honte de Frank d’avoir été humilié, et le repère caché des chauves-souris qui ont mordu Cujo. Dans les deux cas, la malignité (respectivement psychopathie et rage) est venue au terme d’un processus naturel de gestation : psychologique pour l’un, biologique pour l’autre. En revanche, dans Cujo encore plus que dans Dead Zone, King montre de la compassion pour son monstre, se permettant d’entrer dans les pensées instinctives du Saint-Bernard pour dévoiler la progressive contamination d’un esprit (la rage est une maladie neurologique) qui passe de la tendresse à la cruauté absolue, le nom de Cujo étant d’ailleurs repris du pseudonyme de Willie Wolfe, étudiant d’extrême-gauche bien-intentionné qui devint terroriste avant de mourir sous les balles de la police. Le mal que représente Cujo n’est que l’émanation des zones les plus sombres de la ville de Castle Rock, qui n’attendent que la moindre occasion (le fourvoiement de Cujo dans la grotte aux chauves-souris) pour pouvoir s’exprimer au grand jour en manipulant des proies faciles. La symbolique du placard de Tad Trenton est éloquente : un placard est l’endroit où l’on remise tout ce dont on ne se sert pas et qu’on finit par oublier. Mais dans l’univers de l’écrivain, toutes ces choses ne se laissent pas remiser aussi facilement. Le souvenir de Dodd pourrit encore l’existence de certains habitants, tels le shérif Bannerman, qui considérait le meurtrier comme son fils. La souffrance colle aussi aux basques de Charity Camber, l’épouse du garagiste alcoolique auquel appartient Cujo, qui en restant dans le Maine n’a pas pu se sortir d’une vie de misère et voit son fils Brett prendre le même chemin de raté que son père (contrairement à sa sœur, qui s’est construit une vie bourgeoise en déménageant et en se mariant à un futur avocat). Enfin, la famille Trenton voit ses peurs émerger : les soucis familiaux et professionnels éclatent au grand jour et menacent la stabilité de leur vie. King divise sa narration en plusieurs sous-parties et consacre autant d’importance à chacune d’entre elles, s’attachant à décrire les troubles de chacun de ses personnages. Malgré sa réputation, Cujo n’est pas vraiment un roman d’horreur. Les lecteurs s’attendant à cela en seront pour leurs frais : la plus grosse partie du livre se concentre sur l’étude psychologique et sociale de ses personnages tourmentés. Même le siège de Donna et Tad Trenton est entrecoupé par les visites auprès de Vic, qui se morfond loin de là, et des Camber, qui font de même. Si Cujo n’est pas l’incarnation du mal absolu, il est la personnification de tous ces malheurs, auxquels on peut rajouter le sien et même celui de Frank Dodd, pour peu que l’on considère le livre comme la séquelle officieuse de Dead Zone. Le siège à proprement parler n’est que le point d’orgue de la peur et des déchirements de tous les personnages, mêmes ceux qui ne sont pas dans la voiture (puisqu’ils sont tous liés d’une façon ou d’une autre à Cujo). C’est le moment où tous doivent affronter leurs tourments ou mourir : King s’y montre très rude pour les deux assiégés, construit un climat de chaleur étouffante et met à l’épreuve des personnages qu’il fait petit à petit dépérir tant mentalement que physiquement, encore une fois à l’image de Cujo, qui devient une vision cauchemardesque. Toutes les sous-intrigues finiront bien sûr par se rejoindre, traversant des étapes toujours plus difficiles, jusqu’à un dénouement choc.
Cujo est l’un des exemples pouvant servir à illustrer l’adage -pas toujours vrai- selon lequel un artiste est plus productif lorsqu’il est tourmenté que lorsqu’il est apaisé. La vie de King était alors bien difficile, mais les oeuvres écrites à cette époque sont indéniablement ses meilleures. Cujo est le trait d’union entre Dead Zone et Simetierre, ce dernier ne se déroulant pas à Castle Rock mais y faisant directement mention (évoquant l’affaire Cujo) pour plonger cette fois directement dans les racines du mal lovecraftiennes qui rongent le Maine “profond” et aboutir au final à une noirceur totale.