Avant la route – Jack Kerouac
The Town and the city. 1950Origine : Etats-Unis
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Encore apprenti écrivain, mais déjà bavard, le Jack Kerouac. Plus d’un millier de pages pour son tout premier roman ! Sans compter les histoires assez courtes écrites à peu près à la même période (autour de 1945), qui pour certaines ont refait surface ces dernières années et qui abordent plus en détail certains évènements racontés dans ce volumineux Avant la route. Encore qu’on ne puisse être réellement certains qu’elles aillent effectivement davantage dans le détail. Car les 1100 pages de manuscrit ont été sévèrement rabotées, à l’initiative de l’éditeur Robert Giroux, condition sine qua non pour la publication de ce roman rédigé par ce qui était alors un parfait inconnu, vaguement pistonné par les relations universitaires de son ami Allen Ginsberg. C’est que l’impression d’un livre n’est pas donnée, et investir autant dans le pavé d’un auteur non reconnu est hasardeux, quand bien même ledit pavé est salué par ceux qui ont pu le lire tel qu’il était à l’origine. Salué en privé mais non qualifié publiquement d’étendard d’une génération comme le sera Sur la route bien des années plus tard. Au contraire : après l’échec commercial de The Town and the city (titre VO plus adapté que le VF, lequel tient plus de l’argument de vente), Kerouac se fit jeter par son éditeur et dut attendre plusieurs années avant de ressortir un roman, cette fois avec le succès que l’on sait. Dans l’intervalle, l’homme a donc vu du pays et rencontré Neal Cassady. Non seulement sa vision de la vie en a été modifiée, mais également son style d’écrivain. Du reste, Kerouac reviendra lui-même sur les années de jeunesse couvertes par The Town and the city à l’occasion de sa Vanité de Duluoz (1968 -dernier livre publié de son vivant-), fort de son expérience stylistique.
En somme, The Town and the city est un Kerouac en phase d’apprentissage, à tous les niveaux. Sous profonde influence de Thomas Wolfe, l’auteur écrit avec un style éloigné de l’écriture spontanée. Il fait la part belle au découpage des phrases en usant de la virgule qu’il conchiera plus tard. Fait rare dans son œuvre, il écrit à la troisième personne, ce qui ne l’empêche pas de se montrer lyrique et de bien faire ressentir que le narrateur est partie intégrante de la famille Martin, notamment grâce à l’emploi de l’imparfait qui renforce le côté biographique confinant aux mémoires du récit. Tant et si bien que l’on aperçoit déjà Kerouac tel qu’il sera plus tard malgré les différences de style et de méthode.
S’il parle bien entendu de sa vie, il a recours bien plus qu’à l’accoutumée à divers travestissements, dont le moindre n’est pas l’invention de plusieurs frères et sœurs qui n’ont en fait jamais existé. Ces êtres fictifs représentent Kerouac lui-même sous ses différentes facettes : ainsi, si Peter Martin est son alter ego déclaré, celui qui lui ressemble le plus et qui fait face aux situations réellement vécues (là encore avec des inventions, comme la durée exagérée passée par Kerouac dans la marine marchande pendant la guerre), il met également de lui-même à travers ses frères Joe, Francis, Charley et Mickey, lesquels peuvent aussi à l’occasion avoir été inspirés par des amis ou d’autres membres de la famille (Francis est ainsi censé être le jumeau du défunt Julian, alias Gerard Kerouac). Quant aux sœurs Ruth et Liz, elles font écho à Caroline, unique sœur de Kerouac. Pour cette tâche complexe qu’est la description de l’enfance, de l’adolescence et des premières années de sa vie d’adulte, Kerouac se simplifie la vie en attribuant à chaque personnage une personnalité évolutive selon leurs expériences plutôt que de se risquer à faire coexister en un seul personnage les contradictions qui commencent à le tirailler et qui préfigurent ses errances à venir. Il en résulte un éclatement revendiqué du récit, avec des chapitres consacrés séparément à tel ou tel personnage, incluant aussi bien toute la fratrie que les parents Martin. Sur une quinzaine d’années, les destinées d’une petite dizaine de personnages nous sont donc dévoilées, entrecroisées, avec une nette volonté d’attribuer autant d’importance aux émotions qu’aux évènements qui les font naître. Lesquels sont il est vrai très forts et se prêtent bien à l’introspection, notamment à partir de la destruction du cocon familial avec coup sur coup le départ des enfants partis voler et parfois s’écraser de leurs propres ailes, la faillite du père (imprimeur à Galloway -Lowell dans la vraie vie-), les déménagements qui s’ensuivent et le déclenchement de la guerre. Mais les instants de bonheur ne sont pas non plus oubliés, et s’avèrent tout aussi propices aux émotions. C’est même ce sentiment de douce nostalgie qui domine les deux tiers du livre, lorsque la famille demeure unie et que les enfants s’adonnent avec insouciance et solidarité aux joies simples offertes par une petite ville ouvrière, par opposition à la tristesse du dernier tiers, où tout le monde se retrouve broyé dans l’océan new yorkais et séparé des autres par les responsabilités et par le regard propres aux adultes. Kerouac ne passe pourtant pas du blanc au noir en un claquement de doigt, il sait rester lucide et on peut aussi bien trouver des notes sombres dans l’enfance (la mort du petit Julian) que des notes optimistes dans la période post-adolescente (la rédemption de Joe, jusqu’ici le plus dissipé des Martin). Il y a même cet étrange personnage de Francis, égal à lui-même du début à la fin, enfermé dans ses lectures et dans sa volonté misanthropique de s’isoler du monde. Pourtant, de par la convergence de chaque destinée (quand l’un va mal les autres sont appelés à suivre sous peu le même chemin), chaque période laisse une impression dominante. C’est une des grandes forces de ce premier roman publié que de réussir à recréer l’humeur dominante de chaque période -réunissant ainsi les personnages en un seul : Kerouac- malgré la pléthore de personnages qui ont chacun leurs préoccupations, qu’ils partagent ou non, et malgré les innombrables incidents. Kerouac a beau encore tâtonner pour se forger sa propre identité littéraire, il a déjà ses ambitions en tête et se révèle déjà maître dans l’art de faire partager une large gamme de ressentis. Avant la route a ceci d’original dans la bibliographie de Kerouac qu’il revêt un format de fresque familiale quasi feuilletonnesque, tandis que le reste de ses romans le verra de plus en plus se replier sur lui-même jusqu’à finir à moitié fou (cf. le final de Big Sur).
De cette fresque ressort également tout un panorama, celui d’un monde en transformation dans lequel se lancent Peter Martin et les siens. Il est rare que Kerouac se soit penché sur la description de la société américaine au sens large, mais puisqu’il n’avait pas encore rompu avec la société à l’époque de l’action du roman, cela s’avère non seulement normal mais même nécessaire pour bien comprendre le futur cheminement de l’auteur, trouvant son aboutissement à la fin du livre. Saisissante est cette vision de Galloway, petite ville comme tant d’autres, calme mais pleine de vies et d’aventures personnelles (la grande fierté de Peter Martin est d’avoir par sa propre aventure apporté la joie à la ville en même temps qu’à sa famille en brillant avec l’équipe de football locale). Poignante est cette vision de l’Amérique pendant la guerre, où la société se retrouve bouleversée. Les routes sont ainsi peuplées de jeunes gens bientôt mobilisés, en permission ou démobilisés, qui tous trompent leurs multiples traumatismes (la pensée de leur future mort, de leurs amis disparus sans adieu, de leurs familles restées dans l’inconnu…) à bourlinguer sans but dans un pays sens dessus dessous. Kerouac fait partie de cette génération, il est alors un jeune homme dont la vie a été chamboulée au moment même où il quittait le nid familial en implosion pour se retrouver avec d’autres individus au profil similaire (la Beat Generation en formation). Entraîné par sa nature réflexive, il va petit à petit perdre pied, y compris avec ses propres parents qui ne comprennent pas grand chose aux remous qui l’agitent lui et ses frères et sœurs. Sans parler de ses amis, de doux et parfois durs illuminés à mille lieues des sages enfants de Galloway. Le monde change sous nos yeux. Kerouac restera coincé entre deux feux, entre l’enfant joyeux et rêveur de Galloway et l’adulte perdu de New York, celui qui a été impliqué dans une affaire criminelle qui nous sera racontée plus réalistement (car ici, le meurtre de David Kammerer par Lucien Carr se transforme en suicide) dans Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, co-écrit par Kerouac et William Burroughs. De l’ouverture au dénouement racontant l’enterrement du père, un retournement se sera opéré, entre l’émerveillement et le spleen, et Kerouac nous laisse au pied de son œuvre, après nous avoir déjà fait très bien comprendre le pourquoi de sa vie mouvementée, en fait consacrée à la recherche d’un temps perdu (Kerouac est d’ailleurs un grand amateur de Proust), celui de Galloway, en dehors du temps et d’une société superficielle et écrasante qui le dégoute. Le point de départ se trouve ici, dans Avant la route, indispensable préambule à une saga littéraire, La Légende de Duluoz telle qu’il l’a nommera. Vivre avec frénésie, se livrer corps et âme au bouddhisme puis au christianisme puis à l’alcool, aux drogues, retourner chercher ses racines en Bretagne, tout cela n’est qu’un ensemble d’essais jamais fructueux -sur la durée- et parfois consciemment illusoires pour remplir un vide comblé naguère par un état d’esprit “béatifique” (un des sens du terme “beat”) tel que celui de sa jeunesse à Galloway, symbolisé par un Gerard qui dans sa mort restera à son esprit une icône de pureté morale, philosophique et sociale.