L’Apocalypse des homards : Nouvelles & shots – Jean-Marc Agrati
L’Apocalypse des homards : Nouvelles & shots. 2011Origine : France
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Bon. Comment vous parler de ce bouquin protéiforme, foisonnant et expérimental ? Commençons par l’auteur. Jean-Marc Agrati aime la bière. Et il écrit aussi. Il a débarqué dans le paysage littéraire français en 2004 comme un chien dans un jeu de quille avec un premier recueil de nouvelles, Le Chien a des choses à dire, dont j’avais déjà fait l’éloge sur un site concurrent et néanmoins ami. Premier recueil rapidement suivi par Un éléphant fou furieux, assez similaire. Dans ces deux recueil on trouve de la science fiction, de l’iconoclasme, de la culture populaire, et plein d’autres choses pointues et tranchantes, le tout mélangé donnant un portrait assez noir et très cynique de la société.
Puis est venu Ils m’ont mis une nouvelle bouche, encore des nouvelles, dans la lignées des précédentes, mais avec cette fois un penchant très net pour l’expérimentation, au point d’accoucher de textes souvent sibyllins, voire même presque abscons, mais toujours cyniques et satiriques.
L’Apocalypse des homards se place dans la même lignée, mais va encore plus loin et frappe encore plus fort. Ce petit objet de 17 cm et de 312 pages, à l’illustration de couverture splendide, contient des nouvelles et des “shots”. Les shots, ce sont des nouvelles très courtes (moins d’une page) qui racontent… et bien… des tranches de vies, des situations, parfois un peu plus et souvent on ne sait pas trop. Ce sont dans ces shots que le livre est le plus expérimental. Ces petits textes destinés à claquer comme des coups dans le cerveau du lecteur vont à coup sûr en dérouter plus d’un. Il m’est d’ailleurs assez difficile d’en parler tant moi même je m’y suis un peu perdu. Ce qui s’en dégage, au niveau des thèmes, c’est tout de même cette ironie insolente qui marquait déjà les premiers écrits de l’auteur. Il dote clairement ses écrits d’une portée sociale, qui dénonce par l’absurde les dérives de notre système. Ce qui peut expliquer que les éléments fantastiques et de science fiction soient cette fois mis un peu à l’écart, sans être toutefois complètement occultés. On retrouve encore des extra-terrestres par exemple, mais ces ingrédients “pulps” sont relégués à une toile de fond au profit du vrai sujet, à savoir l’homme et sa place dans la société.
Du coté du style, on sent aussi une maturité accrue et surtout on devine un soin extrême dans le choix des mots, qui rapproche beaucoup les shots de la poésie en prose. Les éléments narratifs restent plus présents que dans la poésie, mais l’extrême brièveté des textes empêche souvent la narration d’aller plus loin que l’anecdote. D’ailleurs la situation n’est guère différente dans les nouvelles, qui accumulent les fins abruptes et tiennent à conserver leur ambiguïté. S’en dégage une impression de confusion et de foisonnement qui trouble à la lecture, et qui hante une fois le livre refermé. Le laconisme de l’auteur et les nombreuses ellipses forcent son lecteur à combler de lui même les manques et a créer des ponts et des liens parfois surprenants et créatifs ! On touche ici à la plus intéressante qualité de cet ouvrage selon moi : L’Apocalypse des homards est un ouvrage exigeant qui impose une participation du lecteur dans son processus artistique. Je veux dire que ces bouts d’histoires inachevés et ces shots abstrus sollicitent à ce point l’interprétation et l’imagination de chaque lecteur qu’ils les rendent complices du message distillé par les textes. Évidemment pour cela il faut que le lecteur fasse la démarche, et soit réceptif à ces expérimentations. Ce qui fait du livre quelque chose de fatalement hermétique et irrémédiablement destiné à un nombre restreint de lecteurs, hélas.
Mais cela en vaut le coup. Le style d’Agrati, d’une fraîcheur toujours renouvelée, évoque ainsi la plume d’un Bukowski et celle d’un Ballard. Des auteurs qui ont déjà étés évoqués pour ses premiers textes, mais je trouve qu’avec cette Apocalypse des homards il se rapproche vraiment des œuvres maîtresses des auteurs sus-cités (et tout particulièrement de La Foire aux atrocités de Ballard dans lequel on retrouve cette segmentation expérimentale de la narration). Qui plus est, l’application manifeste d’Agrati dans la construction de ses phrases et dans le choix du vocabulaire font de ses nouvelles des petites perles hautement littéraires. C’est d’ailleurs ce vocabulaire qui permet la création de liens entre les différentes nouvelles. Ces mots, qui persistent dans les pensées du lecteur comme des « acouphènes littéraires », rendent les parties non imprimées entre les textes de véritables terrains dédiés à l’imaginaire.
Plus que jamais bizarre et nihiliste, Jean-Marc Agrati signe avec L’Apocalypse des homards un recueil vraiment étrange et quasi-cabalistique. Et pourtant, d’une richesse thématique et littéraire très intéressante, qui stimule véritablement l’imaginaire du lecteur. Un petit bijou.