Violences à Park Row – Samuel Fuller
Park Row. 1952.Origine : États-Unis
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Ne supportant plus les pratiques du quotidien qui l’emploie, les jugeant contraires aux valeurs du journalisme qu’il défend, Phineas Mitchell s’oppose avec virulence à sa supérieure, Charity Hackett, et se fait licencier. Un imprimeur, séduit par ses idées et son tempérament, lui propose alors de financer son propre journal pour lequel il lui laisse carte blanche. Baptisé Le Globe, ce nouveau journal ne tarde pas à faire de l’ombre à son concurrent direct, Le Star, l’ancien employeur de Phineas. N’étant pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, Charity Hackett s’emploie, en usant de tous les moyens, à contrecarrer la montée en puissance du Globe.
Après deux films de guerre (J’ai vécu l’enfer de Corée et Baïonnette au canon), Samuel Fuller change complètement de registre –et de siècle– pour une plongée dans le monde de la presse à la fin du 19e siècle. Au départ, le film doit être produit par Darryl Zanuck qui apprécie le sujet, mais souhaiterait tout de même lui apporter quelques modifications. Le titre tout d’abord, qu’il voudrait plus percutant, et surtout plus compréhensible pour le public. Il est également partisan d’adjoindre au film la participation d’un acteur de renom et, toujours dans un souci de mieux coller aux attentes du public, milite pour un tournage en couleurs et en cinémascope. Inflexible, Samuel Fuller refuse en bloc les propositions de l’illustre producteur. Désireux de réaliser Violences à Park Row comme bon lui semble, et ne pouvant concevoir qu’un sujet aussi proche de lui puisse lui échapper, le cinéaste décide d’en assurer lui-même le financement, se garantissant dans le même temps un contrôle artistique total. Cette volonté d’indépendance va de pair avec celle de Phineas Mitchell dans le film, accentuant davantage encore la proximité entre le cinéaste et son sujet.
A ce propos, il convient de préciser que bien avant le cinéma, le journalisme fut la première passion de Samuel Fuller. Dès l’âge de 12 ans, il se faisait embaucher au New York Evening Post Journal en tant que “copyboy”, autrement dit un garçon de courses. Au sein de sa filmographie, Violences à Park Row prend donc à la fois valeur d’hommage envers une profession pour laquelle il nourrit beaucoup d’admiration, et une dimension plus autobiographique. En un sens, le gamin du film qui insiste auprès de Phinéas pour participer à l’aventure du Globe n’est autre que Samuel Fuller lui-même, partageant tout comme lui cet émerveillement devant le travail de fourmi que représente l’impression d’un journal. Mais le cinéaste se reconnaît aussi en Phineas Mitchell, un homme pugnace et volontaire qui ne vit que par et pour son travail. Toujours dans un souci d’efficacité, Samuel Fuller ne s’embarrasse pas de fioritures autour de son personnage principal. De Phineas, nous ne saurons rien d’autre que ce qui se déroule à l’écran. Peu importe son passé, l’important réside dans son action présente, la naissance de son journal Le Globe. Et pour en décrire la genèse, Samuel Fuller mêle habilement éléments historiques et fictionnels, en s’appuyant notamment sur l’inauguration à venir hautement symbolique de la Statue de la Liberté.
L’action du film se déroule donc en 1886, année de l’inauguration tant attendue de la Statue de la Liberté, signe fort d’amitié entre la France et les États-Unis, et qui deviendra rapidement un emblème immortel de la nation américaine. Son édification ne se fit pas sans mal, intervenant 10 ans après la date initialement choisie, celle du centenaire de la déclaration d’indépendance américaine. Les problèmes de financement comptèrent pour beaucoup dans le retard accumulé, en ce qui concerne la statue elle-même tout d’abord (à la charge de la France), mais également au sujet de la construction du socle (à la charge des États-Unis). Historiquement, c’est l’action de Joseph Pullitzer qui a permis de récolter les fonds nécessaires, ce dernier ayant mis à la disposition des responsables de la construction les premières pages du New York World pour un appel aux dons. Dans Violences à Park Row, c’est Phineas Mitchell qui endosse ce rôle, désireux de responsabiliser ses lecteurs et de les inclure dans un processus créatif. Une volonté qui ne va pas sans une once de populisme, Phinéas cherchant avant tout à les fédérer autour d’une cause commune relayée par son journal. Pour se faire, il n’hésite pas à amplifier sciemment un événement passé inaperçu aux yeux du grand public (le fameux saut de Steve Brodie du pont de Brooklyn) pour transformer un acte fou en action quasi héroïque digne de sa une pour le premier numéro du Globe. On touche là l’ambiguïté de sa démarche qui consiste davantage à être le premier sur une information qui parlera au peuple, quitte à la remanier à sa guise, plutôt que de procéder à de l’investigation pure. D’ailleurs, le travail journalistique de terrain n’est guère traité par Samuel Fuller, qui lui préfère la frénésie du travail d’impression. Celle-ci, encore rudimentaire, nécessite un travail acharné auquel participent tous les membres du journal. C’est cette cohésion pour un but commun qui fascine le cinéaste. En dépit de conditions de travail précaires du fait d’un manque de moyens évidents (le papier utilisé pour l’impression est de mauvaise qualité, provenant d’endroits aussi improbables que d’un magasin de chaussures ou d’une poissonnerie), tous les acteurs de l’aventure du Globe embrassent la cause de Phineas Mitchell, le suivant sans hésitation dans son entreprise. Comme à son habitude, Samuel Fuller ne dépeint pas des girouettes. Ses personnages demeurent hermétiques à la moindre tentation, n’agissant pas pour l’appât du gain mais en fonction de fortes convictions. Ainsi, Ottmar Mergenthaler (véritable inventeur du procédé novateur de la linotype permettant d’imprimer plus facilement et à plus grande échelle) déclinera l’offre pourtant généreuse de Charity Hackett, patronne du journal concurrent le Star, pour rester au service de Phineas Mitchell, l’homme qui lui a permis de développer son invention. Il en résulte une tonalité plus optimiste qu’à l’accoutumée dans l’œuvre de Samuel Fuller. Les membres du Globe font front commun contre une adversité qui ne recule devant aucune ignominie (le gamin y perdra l’usage de ses jambes, dans le meilleur des cas), ne se laissant jamais abattre même au plus fort de l’orage. Toutefois, cet optimisme inhabituel qui clôt le parcours de Phineas Mitchell ne conduit nullement Samuel Fuller à adoucir sa mise en scène, toujours aussi rentre-dedans. Sous sa caméra hyper mobile, Park Row prend des allures de scène de théâtre, les personnages n’ayant qu’à traverser la rue pour se trouver dans les bureaux du journal voisin. A base de plans séquences hargneux, la mise en scène épouse la frénésie des personnages, ne nous laissant aucun répit. Le récit se déploie tambour battant, distillant en outre de savoureux dialogues servis par des personnages hauts en couleurs et parfaitement campés.
Véritable ode à l’indépendance si chère à son auteur, Violences à Park Row concentre en son sein toute l’essence de son cinéma. Formellement toujours en avance sur son temps, Samuel Fuller se met ici à nu comme rarement. Le combat que Phineas Mitchell mène contre les magnats de la presse n’est ni plus ni moins que celui du cinéaste contre les studios. Comme son héros, il tient bon la barre pour conduire son projet à bon port. Mal accueilli à sa sortie, et encore trop méconnu aujourd’hui, Violences à Park Row vaut pourtant la peine d’être découvert. A l’image de Samuel Fuller, cinéaste passionnant dont la filmographie recèle bon nombre de pépites.