Un thé au Sahara – Bernardo Bertolucci
The Sheltering Sky. 1990Origine : Royaume-Uni / Italie
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Meilleur film, meilleure réalisation, meilleure adaptation, meilleure musique, meilleur montage, meilleur mixage sonore, meilleure photographie, meilleure direction artistique, meilleurs costumes. C’est à une véritable razzia que s’est livré Le Dernier Empereur à la cérémonie des Oscars 1988, remportant la statuette dans toutes les catégories dans lesquelles il avait été nominé. Comment gérer la suite immédiate de sa carrière après un tel plébiscite ? C’est la question qui s’est posée à Bernardo Bertolucci, désormais attendu au tournant. En vieux routier, il ne se précipita pas, soignant son prochain effort qui allait l’exposer aux critiques. Car son choix se porta sur l’adaptation d’un des romans les plus célébrés de la littérature américaine, Un thé au Sahara (1949) signé Paul Bowles, écrivain longtemps exilé à Tanger où il côtoya d’autres célèbres émigrés occidentaux, dont William Burroughs. Pour mener à bien ce vaste projet qui n’est pas sans présenter une certaine continuité avec Le Dernier Empereur (il s’agit encore d’une fresque exotique, certes plus minimaliste mais avec une logistique lourde pour un tournage saharien), Bertolucci s’entoure de l’équipe rodée lors de son précédent film, et parfois même avant. Même producteur, même scénariste, même directeur photo, même compositeur, même monteuse, même costume designer… Une belle brochette d’oscarisés, complétée par Paul Bowles en personne, incarnant un vieil homme aperçu en début et en fin de film et qui fait figure de narrateur.
Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois américains débarquent à Tanger. Il y a là le couple Moresby, Port et Kit (John Malkovich et Debra Winger), des artistes, ainsi que leur ami mondain George Tunner (Campbell Scott). Si ce dernier est venu pratiquement en touriste, les Moresby se voient davantage comme des voyageurs, et prévoient de rester en Afrique un an ou deux. Il ne resteront pas à Tanger, où ils ne font que passer, en route vers le Sahara sous domination française.
Il est évident qu’un réalisateur comme Bernardo Bertolucci ne se contentera pas d’un triangle amoureux reposant sur un sujet aussi simpliste que la confirmation ou l’éclatement d’un mariage. Ce postulat n’est qu’un point de départ vers des remous bien plus profonds, qui coïncident peu ou prou avec la route empruntée par les Moresby, accompagnés pendant un temps par Tanner et, plus épisodiquement, par Mrs Lyle, une vieille folle rédactrice de guides touristiques accompagnée de Eric, son fils alcoolique, voleur et moralement maltraité. Le chemin psychologique emprunté par les deux protagonistes principaux d’Un thé au Sahara est effet en tout point semblable à celui qu’ils prennent dans leur progression à travers le désert. Cela commence donc par Tanger, porte d’entrée sur un nouveau monde et sur des perspectives mystérieuses, bien loin de leur Amérique natale, et se termine par une traversée du désert à double sens. Entre les deux, la désolation croissante des villages traversés reflétera les difficultés rencontrés par les Moresby, dont les problèmes de couple laisseront la place à la nécessité de survivre. Frappé par la typhoïde et s’étant volontairement séparé des occidentaux qui les accompagnaient, Port se retrouve alors entre les mains de sa femme. A charge pour elle de s’occuper d’un mari à la santé de plus en plus déclinante. Les épreuves traversées ne peuvent que la conduire à relativiser ses soucis initiaux sur son couple. Elle se retrouve plongée en pleine tourmente, dans la solitude la plus absolue, et aucun salut n’est accessible dans l’aridité impitoyable du Sahara.
Comme pour mieux marquer sa rupture avec une société occidentale habituée au confort et dont la conception des ennuis parait bien futile (tares incarnées par le frivole Tunner et par la mère et le fils Lyle, clairement racistes), Port se sera en quelque sorte plongé sciemment dans la gueule du loup, entraînant sa femme avec lui pour lui ouvrir l’esprit et retrouver une paix intérieure qui les ramènerait sur la même longueur d’onde. Nous en avions déjà eu un aperçu à Tanger, lorsqu’il accepta de se laisser amener à un bordel où il ne prendra aucune précaution face à une bande d’arnaqueurs. Puis un autre dans un village, où pour se différencier de Tunner il accepta de manger une nourriture pourrissante qui n’est certainement pas pour rien dans l’origine de sa maladie. Ce comportement fut destructeur, mais n’avait pas de visée suicidaire. Il s’agissait plutôt d’une tentative particulièrement masochiste de purification qui ne serait achevée que lorsque les difficultés auraient ramené les Moresby à plus de sagesse. Port a toujours aimé sa femme, et il retrouve d’ailleurs un cours instant de bonheur en lui faisant l’amour en plein désert, scène sensuelle au possible qui ne surprend guère devant la caméra d’un Bertolucci toujours très attiré par les émotions qui peuvent se dégager des relations sexuelles (faut-il rappeler qu’il a réalisé Le Dernier tango à Paris ?). Mais paradoxalement, c’est bien cette erreur de jugement qui ravivera les sentiments de sa femme, qui elle-même n’avait jamais complétement cessé de l’aimer malgré l’infidélité dont elle a pu faire preuve. La lente agonie de Port lui fait dépasser sans s’y arrêter le stade de l’harmonie retrouvée pour la plonger dans des considérations sur la vie, sur sa brièveté et sur la nécessité de ne pas laisser s’envoler les moments heureux. Des considérations philosophiques qui interviennent tard, trop tard et qui revêtent alors des tonalités culpabilisantes. Le Sahara n’est alors plus un lieu de merveilles restant à découvrir comme il le fut précédemment. C’est un lieu hostile au milieu duquel Port agonise à l’abri des tempêtes de sable dans une salle vide et décrépie d’un fort de la Légion Étrangère française. Bertolucci, aidé de son directeur photo Vittorio Storaro, nous montre des images d’un Sahara à couper le souffle. Ses vastes étendues désertiques sous un ciel limpide sont quoi qu’il arrive photogéniques, mais ses variations de lumières et les sensations d’étouffement qu’il provoque ont rarement été aussi bien exploitées que dans Un thé au Sahara. Très proches comme on l’a vu des personnages et de leurs tourments, les paysages finissent tout simplement par les éclipser. Par leur beauté, bien entendu, mais il n’y a pas que ça…
Parce qu’il repose sur les pensées de ses personnages, le roman de Paul Bowles est réputé difficile à mettre en images. A moins de vouloir en faire un film d’aventures en le vidant de sa substance. Option heureusement inenvisageable pour Bertolucci, qui à l’inverse a préféré en faire un film languissant et assez impénétrable. Jusqu’à la maladie de Port, difficile de se raccrocher à quoi que ce soit, le film semblant dépourvu de directions autres que celles imposées par le triangle amoureux. Il devient même très opaque dans sa dernière ligne droite, se déroulant au milieu de bédouins sans qu’aucune parole ne soit échangée (à moins de comprendre leur langue, mais ce n’est pas donné à tout le monde). Tout cela pour dire qu’Un thé au Sahara n’est vraiment pas loin de paraître prétentieux : avant même que leur périple et l’expérience qu’ils en tirent ne démarre, Port et Kit sont des personnages très irritants. Abstraits et intellectuels jusqu’à en paraître pédants, leurs dialogues leur confèrent un petit côté snobinards décadents qui ne vient certainement pas des acteurs, mais bien de l’orientation choisie par le réalisateur. Il est fatiguant d’avoir à interpréter leurs moindres propos et comportements. En focalisant sur eux son point de vue contemplatif, Bertolucci ne laisse pas le spectateur respirer, exigeant des efforts de tous les instants pour saisir le sens de son scénario. Son film a ainsi la réputation de n’être pleinement compréhensible que par ceux qui connaissent le livre duquel il est adapté (ne l’ayant pas lu, j’espère ne pas avoir dit trop de conneries dans ce que j’ai compris !).
Par ailleurs, toujours en s’obsédant sur les Moresby, le réalisateur condamne les sahariens à des rôles passifs, ceux de porteurs, de conducteurs d’autobus ou d’employés d’hôtel là où on aurait pu s’attendre à ce qu’ils fassent figure de modèles de simplicité et de survie auprès de personnages justement à la recherche de ces vertus. Les Moresby ont vraiment pénétré dans un autre monde, et plutôt que de s’attarder sur cet autre monde (à part peut-être dans la fameuse incursion très “National Geographic” de la fin) Bertolucci préfère nous enchaîner à ces deux Moresby abscons dans leur chute au bord du gouffre. C’est sadique pour eux comme pour nous, et ce n’est pas en finissant son film sur la voix off de Paul Bowles (lequel fit plus tard part de sa déception quant à cette adaptation) nous faisant part d’une morale encore une fois plutôt énigmatique qu’il fera la lumière sur toutes les zones obscures qui le rendent si hermétique. Heureusement que ses images sont somptueuses, sans quoi l’addition d’un rythme poseur, de personnages antipathiques et d’un discours inaccessible (pas stupide, non, sa profondeur se ressent mais reste inaccessible) aurait tôt fait de faire d’Un thé au Sahara un repoussoir.