Un frisson dans la nuit – Clint Eastwood
Play Misty for me. 1971Origine : États-Unis
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Après être rentré d’Italie, d’où il se fit connaître dans son pays natal comme étant “l’homme sans nom”, Clint Eastwood ne mit pas beaucoup de temps à s’en faire un, de nom. Le principal artisan de cette réussite est Don Siegel, expérimenté réalisateur qui devint le mentor d’un Clint Eastwood déjà désireux de s’essayer à la réalisation à l’époque de Rawhide, c’est à dire avant même son départ en Italie. A l’époque, cette ambition avait été freinée par CBS, la chaîne sur laquelle la série était diffusée. Revenu aux États-Unis en ayant abandonné ses intentions, Clint avait tout de même entrepris de créer Malpaso, sa propre compagnie de production, à l’origine dédiée uniquement aux films qu’il tournerait en tant qu’acteur. Une démarche peu fréquente, mais devenue nécessaire aux yeux de Clint en raison des nombreuses failles du système hollywoodien, incapable selon lui d’assimiler la nouvelle donne d’un paysage cinématographique en plein bouleversement artistique et de ce fait peu en adéquation avec les artistes. Le premier film Malpaso fut Pendez-les haut et court (1968), réalisé par Ted Post. Le second fut Un Shérif à New York, réalisé par Don Siegel. Ironie du sort, ce fut la Universal, avec laquelle Malpaso s’était associée, qui soumit à Clint le nom du réalisateur de L’Invasion des profanateurs de sépultures. Engagé en remplacement d’un réalisateur défaillant, Siegel démarra alors une fructueuse collaboration avec Clint Eastwood sous la bannière Malpaso : Sierra torride, Les Proies, L’Inspecteur Harry et L’Évadé d’Alcatraz suivront. En 1971, à peu près au même moment que la production de L’Inspecteur Harry, Clint Eastwood céda enfin à ses intentions de réaliser un film, ce qui lui fut accordé par ses financiers de la Universal moyennant une réduction drastique de ses primes habituelles. Et ce fut bien sûr sous l’œil bienveillant de Siegel, crédité d’ailleurs d’un petit rôle, celui du barman témoin de la première rencontre entre l’animateur radio Dave (Clint Eastwood) et sa première fan Evelyn (Jessica Walter), celle qui l’appelle tous les soirs pour lui demander de “passer Misty”. Rencontre déterminante, puisqu’elle marque le début du harcèlement de Dave par cette groupie psychotique.
Pour son premier film, Clint Eastwood n’a pas eu les dents longues : Un Frisson dans la nuit est un thriller sans grandes prétentions, reposant sur un point de départ très minimaliste… Le genre de film dont la réussite dépend essentiellement de la capacité du réalisateur à savoir faire naître le ressenti de ses spectateurs. Bref, c’est un exercice concocté pour Clint par les scénaristes Jo Heims et Dean Riesner, ce dernier ayant aussi été le scénariste d’Un Shérif à New York. Avec une intrigue pareille, il convient de faire un choix : ou bien le réalisateur traite de ce harcèlement avec gravité, ou bien il adopte un point de vue “hitchcockien” détaché et ironique, avec la possibilité par exemple de se moquer de son personnage principal (ce qui ici relèverait donc de l’auto-dérision). Cette dernière possibilité est certainement la meilleure, mais elle est aussi la plus ardue à mener à bien. En cas d’échec, le film n’apparaîtra alors que comme une farce potache, ce que l’on imagine franchement mal à ce moment là pour l’interprète de l’Inspecteur Harry (l’auto-dérision viendra plus tard dans sa carrière, citons notamment Space Cowboy) ou bien comme un film insipide, faute d’avoir su faire ressentir l’ironie. D’un autre côté, le risque, avec la première, celle retenue par Clint, est de paraître trop sérieux pour quelque chose qui ne le mérite pas forcément. Et c’est bien ce qui se passe ici : la psychose de Evelyn apparaît assez forcée, évoquant justement celle de Norman Bates, dans Psychose. Mais là où Hitchcock réussissait à relativiser son histoire par un humour grand-guignol finement dissimulé (un peu moins dans son final), Clint fonce tête baissée et joue la carte du malaise pour la relation hautement symbolique entre Dave et Evelyn.
Longtemps, l’animateur radio fut un tombeur, empilant les conquêtes avec peu d’égards pour sa copine officielle, Tobie (Donna Mills), qui a fini par partir. Lorsque le film démarre, Dave est toujours un tombeur. Evelyn n’est pour lui qu’une aventure d’un soir. Le lendemain, il va croiser la route de Tobie, de retour en ville, et comprendre qu’il est temps pour lui de se ranger auprès de son ex. Il veut faire des efforts pour la reconquérir, et elle est prête à pardonner. Par contre Evelyn s’accroche, refusant de comprendre les mises au point de celui qu’elle considère comme sien. Elle incarne à la fois la difficulté de Dave à se défaire de ses anciennes moeurs ainsi que le retour de bâton qui lui pendait au nez à force de collectionner les conquêtes sans vouloir s’engager. Bref, Evelyn représente le passé sur lequel Dave doit tirer un trait si il veut se remettre avec Tobie. Sur cette symbolique pourtant pas mal trouvée et qui aurait probablement inspiré Alfred Hitchcock dans sa veine “Fenêtre sur cour“, Clint emploie l’artillerie lourde : après avoir pourtant bien démarré en traitant le sujet avec légèreté, il plonge ensuite dans l’outrance quand il s’agit de bien montrer qu’Evelyn ne rigole pas.
Elle devient dangereuse pour elle-même (en ayant recours au chantage du suicide) puis pour son entourage (s’en prendre à la femme de ménage de Dave puis à Tobie elle-même, dans des scènes évoquant Psychose). Evelyn n’a pas vraiment de personnalité, et c’est ce qui rend le sérieux du film assez déplacé : c’est juste une folle qu’on ne peut pas vraiment prendre en compassion malgré la bonne prestation de son interprète Jessica Walter. On ne sait trop si elle agit ainsi parce que sa psychose découle d’un passé sentimental tourmenté ou bien si elle a tout simplement des tendances psychopathes. Pour bien faire, il aurait fallu qu’elle soit dotée d’une vraie psychologie qui aurait pu inciter Dave à agir comme il le fait, c’est à dire avec tact et prudence. Mais sans cela, sa réserve n’est qu’une grosse ficelle, et on se demande bien pourquoi il affiche des réticences à parler d’Evelyn à la police dès que la jeune femme montre des signes insistants de psychose, par exemple lors de sa tentative de suicide, qui intervient assez tôt. La relation tendue que Dave entretient avec le Sgt. McCallum (John Larch) ne s’explique pas : Dave aurait pu très tôt se sortir de cette mauvaise passe, mais il n’utilise pas les (nombreuses) opportunités qui se présentent à lui. Bien sûr, ses hésitations montrent qu’il a bien du mal à se défaire de son passé dissolu, et sur le plan symbolique, son attitude se tient. Evelyn est une personnification de son passé, et l’aide extérieure serait inutile puisqu’il est le seul à pouvoir lutter. Mais en jouant le thriller total et en refusant tout humour, Clint s’est engagé à faire d’Evelyn autre chose qu’un simple personnage à la fonction purement symbolique, excroissance vampirique du passé de Dave. Cela aurait justifié le climat de malaise qu’il réussit à faire naître et qui vient troubler l’idylle renaissante avec Tobie (laquelle est d’ailleurs assez passive, peut-être même un peu trop). C’est à ce niveau qu’il pêche.
Paradoxalement, ce défaut ressort encore plus avec le soin que met Clint dans sa mise en scène, faisant déjà étalage d’une belle maîtrise dès son premier film. Techniquement, Un Frisson dans la nuit est irréprochable et joue habilement de la lumière particulière de la ville côtière de Carmel, évocatrice de celle des Oiseaux (Hitchcock, encore ! Don Siegel va finir par être jaloux…). On appréciera aussi la raffinement des éclairages d’intérieur, notamment dans la maison de Dave, lorsque sa groupie est prête à frapper, ainsi que l’adéquation de ce cadre avec la musique jazz qui rythme la vie de Dave. Mais cette réussite formelle, si elle permet de suivre le film sans déplaisir, ne fait que souligner le fait que le film est victime du syndrome “beaucoup de bruit pour rien”. Son sujet étant à la base assez léger, Clint aurait dû adopter un style similaire pour éviter d’en faire trop… ou bien il aurait dû porter son sujet à la hauteur de son style. Mettons ça sur le compte de la trop grande application d’un débutant qui laisse tout de même entrevoir de belles choses.