Marquis de Sade : Justine – Jess Franco
Marquis de Sade : Justine. 1969Origine : Italie / R.F.A.
|
Au cœur de sa collaboration avec le producteur Harry Alan Tower, Jess Franco se voit chargé d’adapter le Marquis de Sade pour la première fois de sa carrière (bien d’autres opportunités suivront). Et pas n’importe quel livre du Divin Marquis : son plus fameux, le sulfureux Justine ou les malheurs de la vertu, dont la rédaction fut entreprise pendant le séjour de l’auteur à la Bastille. Le résultat aboutit au plus gros budget dont ait jamais bénéficié Jess Franco. Un peu son Caligula à lui. Le rôle du Marquis fut même proposé à Orson Welles, mentor de Franco en des temps reculés, où le réalisateur espagnol aux soixante pseudonymes secondait le réalisateur américain sur Falstaff. Devant la perspective de figurer dans un film érotique et de tourner lui-même au milieu de femmes nues, Welles refusa. Le rôle échut donc à Klaus Kinski, qui ne fit pas peur aux femmes nues malgré son caractère de cochon, et qui ne croula certainement pas sous les dialogues à apprendre : son rôle n’en a aucun. Contrairement à ce que l’on peut croire face à l’introduction du film, Franco ne s’attarde pas beaucoup sur la rédaction de Justine par le marquis emprisonné. Le réalisateur y revient certaines fois entre deux scènes, en profitant pour y placer ses zooms flous censés nous faire partager l’état d’esprit tourmenté de Sade. Quelques hallucinations assez incompréhensibles et une musique pompeuse de Bruno Nicolai viennent également s’ajouter à ces petites scènes qui ont en plus le défaut de venir casser le rythme du métrage… tout comme les scènes de Juliette (Maria Rohm), la sœur dévergondée de Justine. Dès que Sade se met à rédiger, Franco suit le mouvement et s’intéresse à l’une des deux soeurs, le plus souvent Justine. Juliette n’a droit qu’à trois ou quatre scènes, dévoilant toutes la réussite sociale de la blonde perverse face aux déboires de la brune vertueuse. Au moins sur Terre, le crime paye et la vertu rend malheureux. Voilà un bon résumé de la philosophie de Sade. Le film ne va pas chercher plus loin, s’achevant tout comme le livre dont il s’inspire en proclamant que la vertu sera récompensée aux cieux (quand l’on sait que Sade était un athée extrémiste -Karl Marx reprit de Justine le rapprochement entre opium et religion-, l’ironie et l’incitation à la débauche sont évidentes). Trop rares pour permettre un vrai parallèle entre les modes de vie choisis par les deux sœurs, les scènes de Juliette sont hautement dispensables et elles aussi cassent le rythme de la vraie histoire, celle de Justine.
Peut-être Franco les vit-il justement comme des échappatoires, tant Romina Power, l’interprète de Justine, l’horripilait par son manque de tonus. Imposée à lui en lieu et place de son propre choix, Rosemary Dexter (qui du coup se retrouve à tenir un second rôle dans les scènes de Juliette), la fille de l’acteur Tyrone Power Jr. est il est vrai très éloignée des canons féminins de Jess Franco. Soledad Miranda, Lina Romay ou même Alice Arno (interprète de Justine dans la version de Claude Pierson) n’étaient peut-être pas les plus belles femmes du cinéma européen, mais elles avaient toutes un charisme érotique sur lequel le réalisateur pouvait compter, même dans ses plus mauvais films. L’ingénuité de la Justine de Sade aurait dû logiquement faire naître le désir, pour attirer à elle tous les pervers possibles qui allaient ensuite profiter de sa candeur pour assouvir leurs bas instincts et souiller la pureté de celle qui fut mise à la porte du couvent suite à la mort de ses parents. Romina Power ne parvient aucunement à s’aligner sur cette image et sa Justine n’est jamais réellement attirante. La faute en incombe aussi à Franco, qui, fâché de ne pas avoir pu choisir sa tête d’affiche, laissa sa jeune actrice (à peine 18 ans) sans directives. L’innocence de Justine, jeune fille lâchée seule dans un monde plein de pervers, n’est jamais tangible, et l’on se prend parfois à croire que l’héroïne cherche véritablement les ennuis. L’origine de ses infortunes ne semble alors plus être l’innocence mais la bêtise, ce qui est tout de suite moins émoustillant.
Franco ne peut pas non plus se rattraper aux scènes d’humiliations humoristiques, bloqué qu’il est dans son élan par ses producteurs, qui le contraignirent à mettre un grand holà dans ses ambitions érotiques. Lui qui avait en tête un film malsain et pervers (digne de Sade, donc) doit se contenter de quelques scènes extrêmement prudes. C’est la croix et la bannière pour obtenir un sein dévoilé, et Franco dira plus tard avoir eut l’impression de “réaliser Bambi 2“. Sans la faillite de l’innocence et sans érotisme, que reste-t-il donc à Justine ? Pas grand chose. L’humour, un peu, au travers des différentes rencontres de Justine. Un aubergiste qui l’engage comme soubrette pour clients tordus, des mâles hors-la-loi qui tentent de la violer malgré les récriminations de leur solide matrone (Mercedes McCambridge, connue pour avoir été la voix de Linda Blair dans L’Exorciste), un peintre bien-intentionné (que vient faire ce petit moment de bonheur dans le film ?), des aristocrates décadents, une assemblée de moines travaillant à l’étude du plaisir, un cirque… Même quand il est réussi, l’humour ne dépasse généralement pas les premières minutes de ces quelques tableaux, la suite se montrant répétitive au-delà du raisonnable. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir pu disposer d’acteurs ou actrices de renoms, puisque Justine croise la route de Akim Tamiroff (client de l’auberge), de Horst Frank, de Sylvia Koscina (le couple d’aristocrates), de Rosalba Neri (l’une des prisonnières des moines), de Howard Vernon (un des moines allumés) et de Jack Palance (le chef des moines, rond comme une queue de pelle dans toutes ses apparitions). Du beau linge qui sans se forcer vole la vedette à Romina Power.
Pour tout dire, cette première adaptation de Sade par Franco est un vrai gâchis. Car par ailleurs, le budget confortable permit au réalisateur de composer des scènes superbes, surtout que les zooms superflus qui lui sont propres se limitent aux scènes avec Klaus Kinski. Le parc Güell de Barcelone servit ainsi de théâtre au repère du peintre et à celui des moines, tandis que les éclairages colorés donnèrent un élan surréaliste à des endroits à la sobriété quasi monacale. Sans ce conflit d’intérêt entre Franco et Tower (qui ne les empêchera pourtant pas de travailler encore ensemble par la suite), Marquis de Sade : Justine aurait pu être le chef d’œuvre du trop décrié Jess Franco.