Les Nouveaux sauvages – Damián Szifrón
Relatos salvajes. 2014Origine : Argentine / Espagne
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Quoi qu’apparaissant quelque peu exotique eu égard à la rareté des films disponibles sur le marché français, et sans même parler de ceux qui parviennent à s’imposer commercialement, le cinéma argentin a toujours été loin de manquer de vigueur. La junte elle-même, avec la censure qui allait avec, n’est parvenue tout au plus qu’à le rendre plus anodin. Mais la fin du pouvoir militaire n’a fait que lui redonner un nouvel élan, avec d’abord un regard sur les années obscures qui s’est peu à peu transformé en vision sociale contemporaine. Un créneau qui ne pouvait que se renforcer suite à la très sévère crise économique qui marqua les premiers pas de l’Argentine dans le XXIe siècle. Ne se limitant forcément pas à ce créneau, c’est pourtant bien souvent par ce biais que le cinéma local nous parvient, via des passages plus ou moins remarqués dans divers festivals. Il en va ainsi des Nouveaux sauvages. Passé par les Oscars, par Cannes, par Toronto, par les Goyas ou par San Sebastian, le film réalisé par Damián Szifron, jeune cinéaste pas forcément très pressé (presque dix ans séparent Les Nouveaux sauvages de son précédent film, dix ans pendant lesquels il a surtout écrit pour la télévision), se pare d’une vision sociologique qui, si elle n’est pas directement reliée à un contexte précis, se penche quand même sur des individus poussés à bout par toutes sortes d’événements révélateurs d’une usure psychologique finalement assez universaliste et symptomatique du monde moderne. Ainsi, tout en s’inscrivant dans une veine sociale lui permettant d’apparaître comme une “bête de festivals”, Les Nouveaux sauvages efface les spécificités de son pays d’origine et s’adresse aux spectateurs de n’importe quel pays occidentalisé. Et il le fait sous une forme double : celle de la comédie et celle du film à sketchs. Et à l’intérieur même de ces deux critères, Szifron vise la diversification. Autrement dit, variété dans le style d’humour et variété dans le sujet abordé, avec comme dénominateur commun une satire sociologique adaptée à toutes les cultures susceptibles de faire bon accueil à son film. Avec tout ça, cela aurait été bien le diable s’il n’était pas parvenu à se faire remarquer…
Les Nouveaux sauvages se compose donc de six sketchs plaçant un individu donné dans une situation qui le fera perdre pieds. Parmi ces sketchs, un est en marge des autres, déjà parce qu’il fait office de court pré-générique : “Pasternak” et son histoire de passagers aériens découvrant qu’ils ont tous côtoyé un même homme, le fameux Pasternak. Il s’agit d’une introduction sous forme de mise en bouche, assez trompeuse car très expéditive et prenant à rebrousse-poils le schéma utilisé par la suite, celui d’une intensification croissante de la folie. Pas de ça ici où tout bascule dans une révélation finale, les dés ayant déjà été jetés. Ça tape d’autant plus fort que l’actualité -l’affaire du vol 9525 de Germanwings- n’a pas mis longtemps à rattraper la fiction, accentuant bien involontairement l’humour noir qui était déjà de mise. Très habile, comme entrée en matière.
La norme s’installe ensuite avec “La mort aux rats” et sa serveuse d’un restaurant miteux qui se rend compte que l’unique client de cette soirée pluvieuse est l’homme véreux qui a poussé son père au suicide. Faut-il empoisonner son plat comme le suggère sa rugueuse patronne ? Dans ce sketch qui de par son ambiance, ses personnages et son sujet présente des caractéristiques du cinéma policier, Szifron se frotte au sentiment de haine. Non pas la haine hystérique d’une assoiffée de vengeance, mais la haine retenue et combattue par la serveuse, timide jeune femme qui cherche à garder son humanité tandis que sa patronne l’incite cyniquement à s’en affranchir. Du coup, le sketch ressemble aussi à ces dessins animés dans lesquels les hésitations d’un personnage se retrouvent symbolisées par les argumentaires d’un angelot (qui ici serait la conscience) et d’un diablotin (la patronne). Bien plus que le dénouement, c’est cette hésitation tiraillant l’héroïne et l’amenant dans un état second qui l’amène à perdre la maîtrise de soi, au contraire d’une patronne qui reste fidèle à elle-même et garde son sang-froid en suggérant l’assassinat.
“La loi du plus fort” est pour sa part un double retour à la sauvagerie entre deux automobilistes réglant leurs comptes. Après avoir insulté un péquenot gênant la circulation, un imbuvable bourgeois tombe en panne au milieu du désert. Le péquenot le rattrape et se venge en s’en prenant d’abord à la voiture flambant neuve de son ennemi, lequel n’en restera pas là. Rude comme le lieu dans lequel se situe l’intrigue, ce sketch ouvre cette fois les vannes à la violence. Un tout petit peu au début, puis de plus en plus jusqu’aux débordements extrêmes. Avec son discours sur la barbarie inhérente à tout un chacun, Szifron fait pratiquement du Wes Craven première époque. Et tout cela part de peccadilles. Jusqu’où peut mener l’ego, tel est le sujet de ce sketch qui s’avère le plus radical de tous.
“La bombe” et son personnage qui finit par péter les plombs suite à un trop plein de déboires administratifs, est loin d’être aussi spectaculaire. Où comment le pauvre Simon voit sa vie s’écrouler à la suite de l’enlèvement de sa voiture par la fourrière. Le début d’un effet boule de neige qui le conduit à réagir avec humeur, d’où s’ensuivent d’autres confrontations face à une administration qui ne fait certes qu’appliquer la loi, mais allez expliquer cela à Simon qui a affaire à des guichetiers insensibles à ses réclamations et encore moins à ses tracas personnels. Szifron ne fait ici aucun commentaire d’ordre politique et ne remet nullement la loi en question, mais il imagine un funeste engrenage faisant passer son personnage dans un monde kafkaïen. En moins tragique puisqu’il concentre son attention sur des petites choses (une secrétaire en pause déjeuner à 16 heures, des bandes de stationnement mal peintes…), mais n’empêche que ce sketch joue sur le même ressort humoristique que les écrits de l’écrivain tchèque.
“La proposition” embraye sur une autre histoire d’incompréhension. Un homme riche est réveillé en sursaut par son fils, qui vient de percuter une femme enceinte au volant de la voiture familiale avant de prendre la fuite. Pour lui éviter la prison, le père suit les conseils de son avocat et imagine un scénario où, moyennant finances, le domestique se ferait passer pour le conducteur assassin. Mais il n’est pas le seul qu’il faudra rémunérer : l’avocat demande aussi une rallonge, et le procureur qui s’est aperçu de la supercherie fait de même. Fait notable de ce sketch : la corruption en elle-même ne constitue pas la matière principale, dans le sens où Szifron ne s’attarde pas sur un système organisé. Au contraire : elle s’impose dans l’urgence, à l’initiative d’un avocat qui avant même de considérer le volet judiciaire de l’affaire -sans même parler de l’aspect moral- y voit une source de profit potentiel. Et dans son sillon, le domestique et le procureur s’engouffrent en requins, essayant d’extorquer le plus qu’ils peuvent à leur vache à lait blessée. C’est l’immoralité dans l’immoralité. Une situation ubuesque dans laquelle le corrupteur joue aux vierges effarouchées, les représentants de la justice aux racketteurs et le domestique -qui en plus de l’argent demande l’achat d’une villa- au nouveau riche. Dans le monde des passe-droits, où sont les honnêtes gens ?
Enfin, “Jusqu’à ce que la mort nous sépare” nous invite à un mariage tournant à l’aigre le soir même de la cérémonie. Après avoir découvert l’infidélité de son mari, Romina devient comme folle et jure de lui pourrir la vie, en commençant illico, sous le regard médusé des invités. Histoire de finir en fanfare, Szifron consacre le dernier (et le plus long) sketch au saccage d’un moment hautement solennel : la célébration d’un mariage. Et qui plus est un mariage grand bourgeois très collet-monté. La furie que devient Romina est à la mesure du haut standing que l’on attendait de cette soirée. Par delà la jalousie qu’elle peut ressentir, par delà le plaisir de la voir s’affranchir du milieu codifié dans lequel elle évolue, il y a malgré tout quelque chose de la salle gosse dans cette réaction démesurée et sans dignité aucune, qui est en fait aussi excessive que le romantisme surfait que son couple lisse et son mariage snobinard promettaient d’être.
Les Nouveaux sauvages couvre donc un large éventail : certains des protagonistes y pètent les plombs à bon droit, d’autres pour des raisons moins nobles, certains explosent, d’autres demeurent plus mesurés, certains craquent à cause de la société, d’autre à cause de leur entourage… A travers tous ses sketchs, Szifron dresse donc un portrait assez large à défaut d’être exhaustif de certaines caractéristiques du monde moderne (bureaucratie, corruption, conventions sociales…) et des individus qu’il a engendré (égocentristes, dépressifs, minés de l’intérieur)… Dans l’absolu, rien de ce qui se passe dans les sketchs n’est inenvisageable dans la réalité, pas mêmes les deux automobilistes lancés dans une lutte à mort pour une histoire d’insulte (il n’y a qu’à voir les règlements de compte nés de futilités qui font périodiquement la une des journaux). Même Pasternak, le sketch le plus “gros” a été vérifié par le coup de la Germanwings. Même les sketchs les plus extrêmes, “La loi du plus fort” (qui ne rechigne pas à user de violence graphique) et “Jusqu’à ce que la mort nous sépare”, gardent contact avec la plausibilité. C’est ce qui assure l’universalisme du film (et sa trajectoire dans les festivals), mais cela joue aussi à un certain degré en sa défaveur… Franchir la limite aurait certes amoindri le côté social, mais cela aurait aussi assuré un humour plus marqué et rendu le film plus fou qu’il ne l’est en le faisant basculer dans une anarchie façon Alex de la Iglesia. Surtout dans les deux sketchs mentionnés, il ne manque pas grand chose pour y arriver. Juste la volonté d’un réalisateur qui a évité lui-même de devenir un “nouveau sauvage”, au contraire de ce qu’il annonçait au générique, où chaque nom mentionné s’accompagne d’une photo d’un animal. Cette retenue ne condamne pourtant pas le film à la médiocrité -le spectacle demeure malin et amusant-, mais elle s’avère tout de même frustrante justement parce qu’elle arrête le curseur tout près de la limite qui le ferait basculer dans la folie douce.