Leptirica – Djordje Kadijevic
Leptirica. 1973Origine : Yougoslavie
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Malaise au village : il est devenu impossible de faire correctement fonctionner le moulin, et le pain vient à manquer. La cause de cette perturbation ? Une créature maléfique baptisée Sava Savanovic, un vukodlak qui s’en prend aux infortunés meuniers. En désespoir de cause, les villageois offrent le poste à Strahinja (Petar Bozovic), un jeune du cru qui n’a plus rien à perdre depuis que le riche Zivan (Slobodan Perovic) lui a sèchement refusé la main de sa fille Radojka (Mirjana Nikolic).
Un point de départ très court pour un téléfilm yougoslave qui ne l’est pas moins : à peine plus d’une heure au compteur. C’est qu’il n’en fallait pas plus au réalisateur Djordje Kadijevic pour transposer une nouvelle de l’écrivain serbe Milovan Glisic (1847-1908), connu entre autres pour ses traductions de Nicolas Gogol, avec lequel il entretiendrait une certaine similitude : penchant pour le folklore slave, si possible en milieu rural, et si possible avec une certaine tonalité satirique. Bref, tout ce que l’on retrouve dans la présente adaptation de sa nouvelle “90 ans plus tard” publiée en 1880 et qui au même titre que d’autres nouvelles venues des pays slaves ou proches de la culture slave (“La Famille du vourdalak” d’Alexeï Tolstoï par exemple) nous rappelle que Bram Stoker n’a pas situé son Dracula en Europe orientale par hasard. Pas plus qu’il n’a respecté à la lettre la mythologie vampirique traditionnelle qui n’avait d’ailleurs aucun code inscrit dans le marbre. Si elle en a jeté des bases solides, l’œuvre de Stoker n’a elle-même pas suffi à figer un mode d’emploi du vampirisme, le genre demeurant fort heureusement mouvant dans le temps et l’espace, pour le meilleur ou pour le pire, signe d’une vivacité permanente. Tant et si bien que d’évolution en évolution, nous sommes actuellement fort éloignés de l’image du “vukodlak”, cette version serbe d’une créature dont l’origine remonterait à l’antiquité et qui pouvait désigner aussi bien les vampires que les loups-garous, fondus en un seul et même monstre dont l’allure hybride est ici de mise.
Dans ce retour à une perception du XIXe siècle réside l’attrait premier de Leptirica, film dont le vampire n’a franchement pas grand chose à voir avec ceux que nous connaissons désormais. Il mord au cou avec ses dents pointues, il est vulnérable au pieu dans le cœur, et c’est à peu près tout. Tel qu’il est présenté ici (car il est par ailleurs la principale figure vampirique du folklore serbe), Sava Savanovic est bien loin de Dracula. Tellement loin à vrai dire qu’on ne le voit guère, et que certains éléments du folklore peuvent même nous sembler pour le moins obscurs, tels que la nécessité d’avoir recours à un étalon pour retrouver sa tombe ou encore -et surtout- l’évasion d’un papillon de son cercueil alors qu’on le croit achevé, plus ou moins à raison. On ne comprendra ce qui se passe que plus tard. Le réalisateur n’explicite rien, le spectateur étant lui-même amené à découvrir la signification de telle ou telle chose au gré de l’avancement du scénario. Ce qui aboutit à ce côté dépaysant loin d’être déplaisant. Une chose est sûre : le vukodlak n’est pas un maître vampire voulant exporter ses méfaits dans la première puissance mondiale. Il est au contraire un mal très localisé visant le meunier d’un village isolé. Une sorte de parasite auquel Kadijevic est loin d’attribuer le rôle principal, puisque très vite son scénario se focalise sur la romance contrariée entre Strahinja et Radojka, puis sur l’aventure des villageois et de leur meunier, et que l’histoire du vukodlak ne se rattache directement à ces enjeux que vers la fin du film, ce qui offre l’occasion au réalisateur de conclure de façon amer ce qui a en fait été une comédie de mœurs à la fois tragique et satirique.
Le Leptirica de Kadijevic ne verse effectivement pas dans le fantastique pour le simple plaisir de faire du fantastique. Le réalisateur se sert avant tout de la figure du vukodlak pour cristalliser la situation du village, entre les difficultés du quotidien rencontrées par les paysans pauvres, l’impossibilité de l’amour entre Strahinka et Radojka et l’intolérance du père de cette dernière. Ce qui explique que le monstre soit une présence permanente mais d’arrière plan plutôt que le cœur de l’action, d’ailleurs quasiment inexistante (seules trois scènes se déroulent au moulin, deux au début et une à la fin). Toutefois, il ne faudrait pas attacher trop d’importance non plus à cette vision sociologique : Kadijevic n’a pas de message à faire passer ni de valeur profonde à inculquer. Il ironise en fait copieusement, y compris sur le dos des deux tourtereaux au centre de son intrigue minimaliste. Ainsi peut on voir Strahinka sortir tout blanc de son moulin après la nuit qu’il y passe. C’est devenu un spectre, pensent les villageois… En fait non : le jeune romantique a juste dormi sous un tas de farine après son combat avec le vukodlak. Quant à Radojka, frustrée de son homme, elle s’excite toute seule dans les sous bois, probablement à cause de l’influence du vukodlak. Enfin, les paysans -et le curé qui traîne avec eux- ne forment qu’une bande de joyeux pochards qui ont plus l’air de rechercher le grand frisson que de vouloir sérieusement se remettre au travail. Aidés dans leur quête par une babouchka sourde et sénile, mémoire du village, ils se révèlent sympathiques mais n’aident pas à prendre au sérieux la menace qui plane sur eux.
Il y a bel et bien du Gogol là dedans, et l’on songe logiquement au Vij de Erchov et Kropatchev (censé être le premier film d’épouvante soviétique, tout comme Leptirica est censé être le premier film d’épouvante yougoslave), de par la bonhommie ridicule des personnages et de par la persécution d’un seul personnage dans un seul lieu (le moulin à la place de l’église). La différence majeure étant, outre la différence de moyens mis en œuvre, que Kadijevic s’évertue malgré tout à contrebalancer ses sarcasmes par l’instauration d’atmosphères réellement inquiétantes qu’il compose par le biais d’une bande son usant parfois jusqu’à l’abus des cris de rapaces ou encore par un montage peu soutenu débouchant sur un rythme contemplatif. C’est par ce biais qu’il réussit à imposer la présence du vukodlak tout du long, bien que ce dernier soit physiquement absent. Parallèlement, cela permet aussi de laisser s’immiscer une certaine touche dramatique, voire même parfois lyrique, à l’intérieur de la comédie (cela se ressent surtout sur le personnage de Radojka, très solitaire). Comme si ce coin de campagne, profondément bucolique, était effectivement empreint d’une malédiction bien plus lourde que ce que les personnages ahuris sont capables de percevoir. A travers le vukodlak, c’est bien le manque de perspective de la vie au village qui se fait ressentir. Manquer de pain et se voir refuser la main de la jeune fille courtisée, faire le pitre avec d’autres soûlards, tout cela peut paraître banal et anodin au point de pouvoir en rire, mais il n’empêche qu’on peut aisément y percevoir une certaine tristesse sous-jacente incarnée par la figure du vukodlak, le premier et forcément le plus ancien des misérables du village. En réalisant son téléfilm, Kadijevic a assurément fait preuve de subtilité, sachant convaincre à la fois les amateurs d’épouvante, les férus de folklore et les accros aux comédies de mœurs. Ça a beau être l’adaptation d’une histoire de Milovan Glisic, cela ressemble quand même énormément à du (bon) Nicolas Gogol.