L’Employée du mois – Véronique Jadin
L’Employée du mois. 2021.Origine : Belgique
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Inès (Jasmina Douieb) travaille depuis 20 ans sous la direction de Patrick Steiner (Peter Van Den Begin) au sein de l’entreprise de produits ménagers Eco Cleanpro. 20 années durant lesquelles son rôle au sein de la société a évolué mais pas dans le sens souhaité. Au gré des restructurations et des coupes budgétaires, elle est devenue la femme à tout faire de la boîte, exerçant diverses tâches aux antipodes du poste de juriste qu’elle est censée occuper. Et tout cela dans l’indifférence générale puisque à l’inverse de ses collègues – tous des hommes – elle n’a jamais obtenu la moindre augmentation. Mélodie (Laetitia Mampaka), stagiaire en comptabilité et fille de l’ancienne femme de ménage, n’a besoin que de quelques minutes pour saisir l’ampleur du problème. Elle se tient néanmoins en retrait, ne cherchant pas outre-mesure à s’immiscer dans des affaires qui ne la concernent pas. Enfin jusqu’au moment où un fâcheux concours de circonstances l’amène à reconsidérer sa position. Se serrer les coudes devient dès lors une nécessité, l’unique moyen pour se sortir du bourbier dans lequel elles ont malencontreusement mis les pieds.
Il y a quelque chose de fascinant dans cette manie du genre humain à s’intéresser à des choses qui en temps normal lui déplaise. Prenons le monde du travail, vécu par beaucoup comme une contrainte et qui, par le prisme de la fiction, devient soudain passionnant et peut aller jusqu’à générer une addiction dans le cadre de séries télévisées. Viennent à l’esprit The Office dans sa version américaine, Mad Men, ou pour rester en France la précurseuse Vivement lundi ! à la fin des années 80, le programme court Caméra café ou la plus confidentielle Workingirls. Sur le sujet, le cinéma se montre plutôt exhaustif. Propice à la politisation d’un propos, ce microcosme où se disputent petites vacheries, compromissions et rapports de force offre en outre de multiples possibilités pour des récits à l’approche variée. Et à ce petit jeu, le cinéma français n’est pas le dernier à s’emparer de cet univers dans le cadre d’intrigues qui empruntent aussi bien à la comédie (Que les gros salaires lèvent le doigt ! de Denys Granier-Deferre, Le Placard de Francis Veber), à la satire (99 francs de Jan Kounen) qu’au récit policier (Sur mes lèvres de Jacques Audiard, Crime d’amour d’Alain Corneau). Après avoir longtemps officié en tant qu’assistante-réalisatrice, la belge Véronique Jadin s’affranchit de toutes tutelles pour le documentaire On est loin d’avoir fini ! sorti en 2015. Le titre de son premier long-métrage peut donner une impression de déjà-vu pour les plus cinéphages d’entre nous. En 2004 sortait la comédie noire L’Employé du mois réalisée par l’obscur Mitch Rouse et qui mettait en vedette Matt Dillon, Steve Zahn et Christina Applegate (Mariés, deux enfants pour l’éternité). Hormis l’idée du titre, les deux films sont radicalement différents. A l’inverse de son prédécesseur aux intentions plus picaresques, Véronique Jadin joue la carte de la farce en vase clos dans un cadre volontairement impersonnel et familier à la fois.
Titre à la douce ironie, L’Employée du mois rappelle en outre que ce statut honorifique induit une compétition entre salariés dont l’entreprise sera in fine la seule et grande bénéficiaire. Une sorte de course à l’échalote qui encourage l’individualisme au détriment de l’unité de groupe. Pour Inès, les dés sont de toute manière irrémédiablement pipés. Elle a beau se démener sur tous les fronts, rendre service à ses collègues et ne jamais rechigner à la tâche, ses efforts demeurent déséspérément vains. Ses collègues n’ont aucune considération pour elle et son patron ne la flatte que pour mieux la maintenir sous sa coupe. A leurs yeux, elle est comme ce chien de banquette arrière d’automobile, cadeau du patron qui trône sur son bureau, et dont la tête opine inlassablement du chef. Elle dira oui en toute circonstance parce qu’elle est conciliante de nature, peu encline à la confrontation et aussi d’une grande naïveté. C’est qu’elle en a avalé des couleuvres en 20 ans de boîte ! Et tout aurait continué ainsi si l’imprévu ne s’était pas immiscé dans son quotidien sous la forme d’un accident aussi malencontreux que libérateur. Dès cet instant, Inès étonne par son sang froid. Elle semble d’abord agir dans un état second, sous l’emprise d’un choc émotionnel bien légitime. Ce que la prise d’un calmant tend à entériner. Sauf qu’en réalité, elle souhaite surtout garder les idées claires. Elle gère cet imprévu à la manière d’une situation de crise tout en restant parfaitement disponible et cordiale auprès des clients mécontents ou du livreur. La rapidité de ses prises de décisions découle de ces nombreuses années passées à devoir mener plusieurs dossiers de front. Elle agit presque comme une professionnelle, sachant mettre les choses à plat plutôt que céder à la panique. Inès reste maîtresse de ses nerfs et sait exactement où elle va. Enfin, surtout où elle ne veut pas finir, autrement dit derrière les barreaux. Véronique Jadin prend bien soin de ne jamais la diaboliser. En creux, elle justifie les actes d’Inès par ces décennies vécues sous le joug des hommes. Elle est une victime du patriarcat, ostracisée par ses collègues (elle n’est jamais conviée au restaurant, par exemple), soumise au droit de cuissage et souvent moquée voire harcelée par ce lourdaud de Nicolas, que l’humoriste Alex Vizorek interprète avec une évidente délectation. Inès s’adapte aux événements pour s’extirper peu à peu de sa posture victimaire, quitte à finir par y prendre goût. Si les trois premières morts peuvent être mises sur le compte de la faute à pas de chance, celle de Anna Nilsson, émissaire de Exogroupe, relève davantage de la basse vengeance. Par cette exécution sommaire, Inès solde ses comptes. Elle punit Anna pour s’être montrée méprisante à son endroit et surtout peu soucieuse du sort d’une petite main, elle qui a son rond de serviette à la table des grosses huiles. Le combat d’Inès prend alors des allures de lutte des classes. Elle, la sans-grade, prend une éclatante revanche sur ses supérieurs, non sans le concours d’une bonne étoile.
Inès n’est pas seule pour mener sa croisade. Enfin, à priori. En ces temps où la sororité est abondamment mise en avant, l’arrivée opportune de Mélodie dans son quotidien tient de l’aubaine. Sauf que Mélodie se montre peu intéressée par le sort d’Inès. Elle l’exhorte un temps à ne plus se laisser marcher sur les pieds mais tient avant tout à rester en retrait. Ce stage relève de la corvée pour elle et elle le fait bien sentir. Elle se montre même blessante lorsqu’elle rit au nez d’Inès après que cette dernière ait évoqué la possibilité qu’elle fasse carrière chez Eco Cleanpro. Et si les événements les forcent à faire front commun, les divergences demeurent. Elles n’appréhendent pas la situation de la même manière, Mélodie paniquant davantage que Inès. Elle s’en remet d’ailleurs totalement à son aîné, ne reprenant du poil de la bête que lorsqu’elle perçoit dans le marasme ambiant la possibilité de se venger à bon compte. Pour cela, elle n’hésite pas à se servir à son tour d’Inès, ses intérêts propres primant sur leur intérêt commun. Cependant, leur opposition nourrit peu le récit. Elle reste du domaine de la péripétie, contribuant tout au plus à conférer un peu de relief au personnage de Mélodie, qui n’est pas que la jeune femme je-m’en-foutiste qu’on nous donne à voir depuis le début. Elle a, elle aussi, son combat à mener. Inès et Mélodie se muent donc en porte-drapeaux de la cause féminine sur un mode outrancier. En ce sens, il ne peut rien leur arriver. Elles se jouent des embûches avec une insolente facilité, transformant en atout ce qui les dessert habituellement, leur nature même de femme. C’est là qu’intervient le personnage savoureux de l’inspecteur Boss en guise de deus ex machina. Interprété par Philippe Résimon, une figure incontournable du petit écran, cet inspecteur s’impose en policier à l’esprit étriqué dont l’ego est inversement proportionnel à ses qualités d’analyse. Il se comporte en monsieur je-sais-tout, balayant d’un revers de main les fines observations de Van Duyne de la brigade financière. Cette dernière a le tort d’être une femme et enceinte jusqu’aux yeux, soit deux raisons valables pour ne pas traîner dans ses pattes. L’inspecteur Boss ne se présente pas tant en enquêteur qu’en tant que sauveur de ces dames, perpétuant le vieux cliché du protecteur de la veuve et de l’orphelin. Dans les faits, il jette surtout son dévolu sur Inès dont la poitrine à géométrie variable ne le laisse pas insensible. Une poitrine à 200 000 € qu’il est loin de soupçonner, trop occupé à s’écouter parler, jamais avare d’une confidence sur ses qualités hors pair de policier au flair – soi-disant – hors du commun. Il participe par son emphase et sa petitesse d’esprit au déboulonnage de la figure patriarcale tel qu’amorcé par ce joyeux jeu de massacre.
Film gentiment amoral, L’Employée du mois surfe sur l’air du temps sans non plus vouloir sombrer dans le discours militant. Véronique Jadin fait le choix de la farce et l’assume pleinement, à l’image de la nature de l’entreprise dans laquelle travaille Inès. Quoi de mieux pour tuer son prochain qu’une entreprise spécialisée dans les produits ménagers ? Inès et Mélodie disposent alors de tout l’attirail nécessaire pour nettoyer les traces de leurs méfaits. Une manière, au passage, de s’amuser avec le cliché de la femme adepte du ménage. Véronique Jadin réussit donc son baptême du feu avec ce film qui, s’il aurait gagné à être un peu plus corrosif, séduit par sa modestie et l’excellence de son interprétation.