Le Grand alibi – Alfred Hitchcock
Stage fright. 1950Origine : Royaume-Uni
|
Deuxième et dernier film d’Hitchcock pour son retour au Royaume-Uni (suite à quoi il faudra attendre plus de vingt ans et Frenzy avant de revoir le cinéaste tourner un film dans son pays natal), Le Grand Alibi est aussi le dernier film sur lequel Hitchcock travailla en compagnie de sa femme Alma Reville, scénariste ici chargée d’adapter un roman. C’est également le premier film à compter au casting Patricia Hitchcock, fille du réalisateur, qui devait connaître une carrière assez anonyme, cantonnée aux séries télévisées et aux caméos dans quelques films de son père. Bref Le Grand Alibi ressemble au premier abord à un film un peu pépère, tourné à la maison et en famille. Une petite pause avant un glorieux retour aux États-Unis pour une décennie pleine de chefs d’œuvre.
Mais en attendant, l’heure était à Eve Gill (Jane Wyman), apprenti comédienne, qui avec son père (l’excellent Alastair Sim) cherche à protéger Jonathan Cooper (Richard Todd), l’homme dont elle est éprise mais qui ne lui rend qu’une simple amitié convenable. L’homme est recherché par la police, qui le pense responsable du meurtre du mari de son amante, Charlotte Inwood (Marlene Dietrich), célèbre chanteuse de music hall. Mais Jonathan va révéler la véritable histoire à Eve : c’est bel et bien Charlotte qui a assassiné son mari, et lui n’a été mêlé a l’affaire qu’en acceptant de se rendre sur le lieu du crime pour y chercher la robe que Charlotte doit porter pour ses spectacles. Sur place, il s’est fait voir par Nellie, l’aide de Charlotte. Depuis, il fuit la police. Eve va tenter de le raisonner, de lui faire comprendre qu’il doit se livrer aux autorités pour dire la vérité. Mais il refuse, afin de protéger Charlotte. En conséquence, Eve, toujours avec l’aide de son père, va chercher à faire avouer Charlotte elle-même, prenant la place de Nellie et essayant dans le même temps d’amener l’inspecteur Smith (Michael Wildling), dont elle tombera petit à petit amoureuse, à la conclusion que Charlotte est le véritable assassin.
Voici une intrigue propice aux faux semblants. Et pour cause : tout le film est en fait basé sur les capacités d’actrice de Eve Gill, qui doit à la fois cacher ses intentions à Charlotte, mais aussi à l’inspecteur Smith et dans une moindre mesure à sa mère. Pour la première, elle est Doris, la remplaçante de Nellie, qu’elle doit épier sans se faire découvrir, et pour le second elle reste Eve, fille dont la curiosité n’est que le signe d’une curiosité naïve. Ce petit jeu inclura une bonne dose de suspens, Eve étant parfois à deux doigts de se trahir elle-même, ainsi qu’un certain penchant pour l’humour, principalement avec le personnage du père de l’héroïne, qui se plait à chaperonner cet espionnage et qui n’hésite pas à manier les références cachées avec une délectation évidente, quitte parfois à augmenter les risques encourus. Hitchcock a pleinement conscience des limites de son intrigue, qui après tout n’est que celle d’un film policier banal, et de ce fait, il en rajoute encore dans l’ironie en travaillant la théâtralité de certaines situations, plaçant Eve dans des faux pas dont seules ses capacités à simuler (la candeur, la curiosité, l’état de choc…) pourront la sortir, et n’hésitant même pas à faire ouvertement référence à la théâtralité de son histoire en plaçant son dénouement sur une scène de théâtre.
Si Jane Wyman (première femme de Ronald Reagan duquel elle avait déjà divorcé en 1950) livre une excellente prestation, parvenant à retranscrire toutes les émotions nécessaires au double jeu auquel se prête son personnage, elle n’est en revanche pas la figure féminine hitchcockienne typique. Celle-ci incombe davantage au personnage de Marlene Dietrich, star du cabaret de la grande époque, qui malgré que sa carrière soit alors au plus bas semble prendre plaisir à auto-parodier le côté glamour d’un milieu qu’elle connaît bien. Elle apparaît en effet comme une femme manipulatrice, elle aussi actrice au quotidien et en dehors de la scène, puisqu’elle cache son jeu et qu’elle incita son amant à se sacrifier pour elle, sans bien sûr lui rendre son dû. L’opposition non déclarée de son personnage avec celui de Jane Wyman contribue encore à pimenter cette histoire prompte aux surprises, dont un incroyable retournement final qui valut à Hitchcock les foudres de la critique et du public de l’époque, mais qui constitue une énorme preuve d’audace de la part d’un réalisateur aimant constamment à désarçonner son public.
Voici un film qui si il apparaît effectivement comme une pause dans la carrière d’Hitchcock, eu égard à son sujet plutôt léger, bénéficie d’une construction impeccablement pensée. Si tous les réalisateurs se “reposaient” de la sorte, le cinéma s’en porterait nettement mieux.