Le 7e juré – Georges Lautner
Le 7e juré. 1962.Origine : France
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Par un dimanche ensoleillé, et alors que madame profite de la campagne environnante en compagnie de leurs enfants, le pharmacien Grégoire Duval laisse son employé à sa sieste et s’en va marcher seul dans la forêt. Ses pas l’amènent au bord du lac où il surprend Catherine Nortier, alanguie sous les frimas du soleil. Pris soudain d’une pulsion incontrôlable, il s’approche de la jeune femme et l’embrasse de force. Puis, de peur que ses hurlements n’attirent l’attention, il l’étrangle. Le voilà meurtrier, mais un meurtrier sans remords qui s’étonne que sa vie continue comme si de rien n’était. Sauf qu’un hasard malicieux l’envoie assister au procès du coupable présumé, le photographe Sylvain Sautral, en qualité de juré. Se sentant alors investi d’une mission, il s’efforce de mettre à mal l’accusation en pointant du doigt la moindre incohérence. Et cela lui est d’autant plus facile qu’il sait exactement comment les choses se sont déroulées. Son acharnement à vouloir innocenter cet homme que tout accuse suscite l’incompréhension de son entourage mais lui n’en a cure. Sa tranquillité d’esprit est à ce prix.
Film peu connu de son réalisateur car finalement peu rediffusé, Le 7e juré compte pourtant parmi ses meilleurs. En cet automne 2024, il bénéficie d’un coup de projecteur inattendu à la faveur de la sortie dans nos contrées de Juré n°2, le dernier (et ultime ?) film de Clint Eastwood. Alors que la Warner Bros., sous l’impulsion de son directeur général David Zaslav – et fossoyeur en chef -, sacrifie son exploitation sur le sol nord américain (une cinquantaine de copies, pas plus), le film de Clint Eastwood trouve un écho favorable de la part du public français, profitant d’une exploitation nettement plus conséquente. Les films de Lautner et Eastwood partagent un sujet voisin – un individu est désigné membre du jury d’une affaire dont il s’avère être le réel coupable – mais diffèrent nettement par leur traitement. Juré n°2 s’attache à un personnage banal pris dans une situation qui le dépasse lorsque dans Le 7e juré, Grégoire Duval sait exactement dans quoi il met les pieds. Si au départ, il souhaite éviter à tout pris d’intégrer le jury, il finit par s’en accommoder, mettant un point d’honneur à laver l’accusé de tous soupçons. Si le film de Clint Eastwood tire son origine d’un scénario écrit par Jonathan Abrams, dont l’idée lui est venue après avoir assisté à une sélection de jurés, celui de Georges Lautner est l’adaptation du roman éponyme de Francis Didelot. Ce n’est d’ailleurs pas le réalisateur mais Bernard Blier qui se trouve à l’origine du projet. A peine le livre lu qu’il se rêvait déjà en Grégoire Duval. Il a donc soumis l’idée à Georges Lautner, avec lequel il avait déjà collaboré à quatre reprises, et une fois obtenu son assentiment, il a lui-même choisi le lieu de tournage – Pontarlier – commune franc-comtoise qu’il connaissait bien pour y être souvent allé. Ce film, c’est donc un peu le sien – son fils, Bertrand, occupe également le poste d’assistant réalisateur – et vient célébrerer dignement son 100e rôle au cinéma.
Quand on évoque le nom de Georges Lautner, on l’associe systématiquement à la comédie. Or ce serait occulter tout un pan de sa carrière. S’il n’est pas totalement absent de ses premiers films, l’humour se fait souvent plus noir (Le Monocle noir, par exemple) et voisine volontiers avec le drame ou l’espionnage. Il n’en va pas autrement avec Le 7e juré où si l’on rit beaucoup de la truculence et de la causticité des dialogues signés Pierre Laroche, vieux complice du réalisateur dont ce sera le dernier travail, cela ne tourne jamais à la franche rigolade. Le 7e juré fait sienne cette maxime selon laquelle l’humour serait la politesse du désespoir. Et désespéré, Grégoire Duval l’est à plus d’un titre. Bien plus qu’une histoire judiciaire, Le 7e juré relate le drame d’un homme qui a cédé au conformisme de sa classe sociale plutôt qu’à ses sentiments. Le couple qu’il forme avec Geneviève relève davantage du mariage de raison que de l’expression d’un amour sincère et enivrant. Le couple bien sous tous rapports n’est en réalité que la façade d’une vie morne et sans passion. Grégoire Duval arrive à un moment de son existence où l’amertume a pris le pas sur tout le reste. Il reproche à sa famille, qu’il traite “d’anthropophages”, de lui avoir volé sa vie. Mais il n’occulte pas non plus sa part de responsabilité. Il fait preuve d’une froide lucidité teintée de mauvaise foi qui l’accompagne tout le film. Grégoire est moins un homme qui se débat avec sa culpabilité qu’avec l’immunité que lui offre son statut de petit bourgeois bon teint. Ses amis, si on peut les nommer ainsi, se comptent tous parmi les notables de la ville (le juge d’instruction, le commissaire de police, …) et régulièrement, ils font et défont le monde lors de leur traditionnelle soirée bridge. Grégoire a beau jeu de railler ce milieu. Jusqu’au bout, il continue de participer à ces réunions car de deux maux (rester avec une femme qu’il n’aime pas ou traîner avec des gens qui l’ennuient), il choisit le moindre. De cette assemblée de notables se distingue néanmoins Hess, le vétérinaire, qui ne cache pas ses divergences d’opinions. Il se comporte en homme libre et détaché de ces vaines conventions, ne supportant pas l’hypocrisie ambiante. Toujours le mot assassin, il ne ménage pas ses camarades mais reste lui aussi fidèle à ce rendez-vous hebdomadaire. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Le 7e juré fustige cette petite bourgeoisie arc-boutée sur ses certitudes et incapable de se remettre en question. Et surtout incapable de voir la vérité en face. Grégoire Duval se débat au milieu de tout ça telle une mouche prise dans une toile d’araignée. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise pour convaincre de sa culpabilité, personne ne le croit. Il y a comme un plaisir pervers à le voir ainsi s’échiner en vain. Car ne l’oublions pas, il s’agit d’un meurtrier. Un meurtrier de circonstance, certes, mais qui à aucun moment ne témoigne de remords, ni de compassion à l’égard de la victime.
La désinvolture avec laquelle Grégoire Duval évoque son crime et cherche à le justifier (“Je n’ai rien fait. J’avais trop mangé, trop bu. C’est un crime. Un crime de saoul, un crime de fou, un crime de lâche.”) suffirait à le rendre parfaitement antipathique. La réussite du film – et de Bernard Blier – tient à ce qu’on ne le prenne jamais en grippe. Pourtant, il n’a aucune circonstance atténuante. Il se rend coupable d’un crime abominable retranscrit dans toute sa brutalité. A force de ronger son frein et de s’interdire de vivre, Grégoire a accumulé une grande frustration qui éclate de manière aussi soudaine que démesurée. Le manque de considération pour la victime dont témoigne le film va de pair avec celle de la population locale. Dans le cadre de cette petite ville de province, Catherine Nortier fait autant figure d’anomalie que de curiosité. Elle mord la vie à pleine dent, profitant de tout ce qu’elle a à lui offrir. Elle se fiche du qu’en-dira-t-on et du regard des autres. Pour tous ces gens engoncés dans leur morne quotidien, son mode de vie ne peut donc que faire figure de provocation. Dans ce contexte, trouver un coupable sert moins à lui rendre justice qu’à permettre de tranquiliser la population. Et celui-ci ne pouvait être qu’un marginal, en l’occurrence Sylvain Sautral, un photographe sans le sou qui fricotait avec la victime. Aux yeux des pontissaliens, il s’agit du coupable idéal dont la mise sous les verrous soulagerait tout le monde. Le procès qui s’ensuit tourne à la parodie de justice. Grégoire Duval n’a aucun mal à démonter les différents chefs d’accusation de la partie civile puisque ceux-ci reposent sur du vent. Le film ne se montre pas tendre envers la justice française qui semble reposer uniquement sur des suppositions et l’envie d’en finir vite. Mais il se montre encore moins tendre envers l’opinion publique qui répugne à se remettre en question. Innocenté par la justice, Sylvain Sautral demeure un assassin aux yeux de la population. Pour lui, le ver est dans le fruit, et c’est à l’inconséquence de la justice qu’il le doit. Cela démontre que tout acte a ses conséquences. Grégoire Duval, qui n’agit que pour son propre intérêt, se bat contre des moulins à vent et s’il a pu éviter la peine de mort à Sylvain Sautral, il ne peut l’empêcher d’être condamné socialement. C’est sur ce point que se joue sa punition. Le pharmacien bon teint ne peut rien contre l’opinion publique et ses préjugés. Sa vaine tentative de rachat se solde par un échec cuisant. S’il finit malgré tout par obtenir le châtiment tant espéré, c’est au prix d’une révélation que n’aurait pas reniée Claude Chabrol lui-même. Chez les notables, peu importe ce que vous dites ou faites tant que cela ne s’ébruite pas au-delà du cercle familial. Le prestige et sa place dans la société sont à ce prix.
Le 7e juré démontre à quel point Georges Lautner est bien plus qu’un simple filmeur de comédiens en roue libre. Sous couvert de classicisme, il soigne sa réalisation, joue de la profondeur de champ et des échelles de plan pour faire de Grégoire tour à tour le témoin impuissant de ce qu’il a provoqué et l’élément central d’une impossible croisade. Il ose même une mise en image poétique lorsqu’une danseuse se reflète dans le verre de Grégoire alors qu’il se remémore son amour de jeunesse. De toutes les scènes, Bernard Blier est extraordinaire de justesse, parvenant à rendre touchant son personnage aigri et désabusé. Moins en vue, Danièle Delorme n’en est pas moins exceptionnelle dans un rôle plus déterminant qu’il ne le laisse paraître. Parsemé de personnages secondaires hauts en couleur et de répliques percutantes, Le 7e juré s’impose comme un excellent film qui se doit d’être découvert. Juré, craché.