Créance de sang – Clint Eastwood
Blood Work. 2002Origine : États-Unis
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Alors qu’il est sur le point d’arrêter le fameux “tueur au code”, qui ne cesse de le narguer personnellement, l’agent du FBI Terry McCaleb (Clint Eastwood) est terrassé par une attaque cardiaque. Il y survit, grâce à une greffe. Deux ans plus tard, alors qu’il est retraité et vit paisiblement sur son bateau, McCaleb est contacté par Graciella Rivers (Wanda De Jesus) qui lui demande de l’aider à retrouver l’assassin de sa sœur, abattue à bout portant alors qu’elle faisait ses courses dans une épicerie. L’ex flic fédéral n’aurait jamais accepté cette mission pour laquelle il n’a d’ailleurs aucune autorisation légale si Graciella ne lui avait pas apporté la preuve que le cœur qu’on lui a greffé est celui de sa défunte sœur.
Après un Space Cowboys semi-parodique, Clint Eastwood persévère dans la voie du retraité sur le retour, déplaçant cette fois le concept dans le genre policier, et le privant au passage de toute auto-dérision. Il est vrai que l’idée de plusieurs septuagénaires dans un film de catastrophe spatial se prêtait mieux au jeu qu’un film policier, genre dans lequel Clint a trop d’expérience et d’attaches pour scier l’une des branches sur lesquelles s’est fondée sa carrière (on peut d’ailleurs appliquer le même raisonnement pour le western avec Impitoyable). Adapté paraît-il peu fidèlement du roman éponyme de Michael Connelly, Créance de sang démarre comme un concentré d’Inspecteur Harry, avec message sur le lieu du crime, flic peu avenant et course-poursuite haletante dans des rues désolées. Mais pourtant dès cette introduction Clint frappe un grand coup en montrant son personnage, que l’on imagine dans sa jeunesse semblable à Harry Callahan, rattrapé par son âge et ses problèmes de palpitant alors qu’il s’apprêtait à rattraper le tueur et à lui défoncer le crâne avec son calibre. Résonnant comme une sorte d’aveu, comme la revendication d’un âge à partir duquel il est vital de se montrer raisonnable, cette scène ne paye pas de mine mais est symboliquement très importante au sein de la carrière de l’acteur / réalisateur, qui y fait là ses adieux aux personnages de flics durs à cuirs qui l’ont si longtemps caractérisé.
Ce n’est pas qu’il n’aurait pas voulu poursuivre dans cette voie mais, à l’instar de McCaleb dont la souffrance est visible tout au long de la poursuite, il n’est plus en mesure de le faire. Sans tristesse ni remords, pouvant être fier de ce qu’il a accompli jusque là, Clint passe doucement à autre chose, et si Harry Callahan n’est plus tel que nous le connaissions, il serait prématuré de faire une croix définitive sur lui. Terry McCaleb, son alter ego, ne peut s’empêcher de replonger dans le milieu policier, au grand dam de son médecin joué par Anjelica Huston et même des autres flics du coin, pressés d’enterrer ce grand nom qui ne devrait plus leur faire d’ombre. Le physique ne suit plus, mais l’esprit n’a pas changé, McCaleb reste lié à sa profession, à laquelle il a visiblement consacré sa vie (comme Callahan, c’est un solitaire et pas grand chose ne nous est révélé de sa sphère privée). Seulement, sa nouvelle affaire s’effectuera bien plus au niveau de la réflexion qu’à celui de l’action. Ce qui à la sortie du film déplut à certains, qui jugèrent Créance de sang beaucoup trop mollasson. Il est vrai que les scènes d’actions sont très rares, et qu’elles s’ornent d’une sensation inédite, celle d’un danger qui ne vient pas tant des ennemis du flic, mais du flic lui-même et de sa piètre condition physique.
On sait depuis déjà longtemps qu’en dépit de son image, Clint est un acteur très subtil, et son jeu nous rappelle ici constamment ce qu’il nous a avoué dans la première scène. Il n’en reste pas moins que même sans pouvoir faire d’acrobaties, McCaleb reste un modèle de flic, intransigeant envers lui-même et envers les autres, et qu’il ne peut se départir de son abnégation à faire une fois de plus triompher la justice. Ce sujet est au centre du film, construit tout entier autour de cette idée de “connexion” unissant la victime, le flic et le tueur. La greffe n’est pas uniquement là pour justifier la soudaine faiblesse physique du personnage, elle exprime aussi par le symbole la nature du lien qu’il entretient pour la victime, représentée par sa sœur avec laquelle il finit par nouer une relation charnelle (ce qui est peut-être un peu de trop, effectivement, surtout si l’on y ajoute le gamin de la défunte et que, ben… 70 balais). Que l’organe en question soit le cœur est révélateur de ce réflexe de compassion qui pousse les flics comme McCaleb ou Callahan (ainsi que Clint Eastwood, qui exprime ainsi ses vues sur la justice) à vouloir traquer les coupables, là où d’autres comme ceux qui cherchent justement à lui mettre des bâtons dans les roues n’éprouvent rien et bâclent leur enquête. Ce qui n’est pas le cas de tous les flics, puisque McCaleb reçoit aide et soutien de la part d’une ancienne collègue, preuve qu’il n’est pas unique, qu’il ne doit pas être considéré en héros, mais juste comme un flic intègre. Ce sont les victimes qui font le flic, et dans Créance de sang McCaleb n’existerait même plus sans cette victime. Répondre à l’appel de Graciella Rivers, c’est non seulement une façon de marquer sa reconnaissance mais aussi de revendiquer qu’il n’est pas encore mort, qu’il ne le sera que lorsqu’il sera définitivement imperméable aux injustices qui l’entourent. Les liens avec le tueur sont quant à eux concomitants à ceux éprouvés envers la victime, puisque le flic n’est en quelque sorte que le représentant légal de cette victime souhaitant bien entendu que le crime ne reste pas impuni (ce qui n’implique pas non plus la revanche systématique).
Mais il s’opère aussi par un processus bien plus froid, plus calculateur, relevant cette fois de la réflexion typiquement policière. C’est là qu’intervient le plus l’aspect novateur de Créance de sang et de son McCaleb diminué. Pour mener à bien son enquête, il se doit de se mettre dans la peau du tueur, de suivre sa trace, d’observer tout ce qui pourrait paraître anecdotique. Il ne suffit pas de trouver des indices, il faut aussi les interpréter et remonter toute une piste autant matérielle que psychologique. Même si l’adaptation de Michael Connelly est réputée infidèle, on sent poindre le roman policier à travers cette intrigue très complexe, cédant assez peu aux facilités. Car c’est bien du roman que le cinéma policier a sorti ses films les plus profonds et ses personnages les plus marquants. Et c’est dans cette voie traditionnelle mais non dépourvue de constantes personnelles (toute la réflexion sur la justice et la fonction du flic) que s’oriente le nouveau Clint policier. Ce qui nous donne un fort bon film, qui sera quelque peu éclipsé par ses successeurs encore plus brillants (Mystic River et Million Dollar Baby), mais qui ne doit certainement pas être pris de haut. La grande sobriété de sa mise en scène, de sa photographie, de son montage et de tout autre élément technique est à prendre de la même façon que le manque d’action et que les faiblesses du personnage. Comme la preuve que derrière la façade spectaculaire qu’il pouvait se permettre au temps de l’Inspecteur Harry et de son image violente, il a toujours existé autre chose. Créance de sang est en fin de compte une sorte de mise à nu d’une icône acceptant bien volontiers le passage du temps. Ironiquement, ce sont plutôt les critiques qui ont généralement eu tendance à refuser l’inévitable.