Balada triste – Alex de la Iglesia
Balada triste de trompeta. 2010Origine : Espagne
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Nous étions sans nouvelles de Alex de la Iglesia depuis Crimes à Oxford qui remonte à 2008. Film à part dans sa filmographie, ce thriller so british parfaitement emballé et dominé par la majestueuse prestation de John Hurt, laissait néanmoins poindre un soupçon de déception. A de rares exceptions près, la folie inhérente au style du cinéaste espagnol cédait la place à une froide application, comme si ce film devait lui servir de visa pour pouvoir par la suite entreprendre son grand projet d’adaptation de La Marque Jaune de Edgar P. Jacobs, l’une des aventures du duo Blake et Mortimer. Or ce projet sombra corps et biens dans les tréfonds de l’oubli, sans que le cinéaste ne fasse plus parler de lui. Enfin, en dehors du giron espagnol, s’entend. Car le bougre n’est pas resté inactif, se lançant dans la création et la réalisation d’une série de science-fiction totalement déjantée, et probablement à jamais inédite en nos vertes contrées : Pluton B.R.B. Nero. Ce n’est heureusement pas le cas de Balada triste de trompeta, qui au sein de la carrière du cinéaste espagnol se situe à mi-chemin entre la synthèse d’une œuvre déjà riche et les prémices d’un changement de cap dans la manière d’aborder son médium.
Dans l’Espagne franquiste de la moitié des années 70, Javier se fait engager en tant que clown triste au côté de Sergio, clown aussi irrésistible et adulé sur scène qu’ultra violent et redouté en coulisses. L’opposition sciemment entretenue sur scène pour le plus grand plaisir des enfants déborde sur le cadre privé lorsque Javier tombe amoureux de Natalia, la fiancée de Sergio. Incapable de choisir entre les deux, Natalia se retrouve au cœur d’une lutte à mort, qui pour déséquilibrée qu’elle semble être au début, en devient méchamment incertaine.
Pour les inconditionnels de Alex de la Iglesia, dont je suis, ce synopsis n’est pas sans éveiller quelques souvenirs quant à son œuvre passée. Cette rivalité entre deux artistes mâtinée d’une vision rétrospective de l’Histoire espagnole évoque bien entendu Mort de rire (Muertos de risa, 1999), qui relatait l’irrésistible ascension de deux saltimbanques ayant construit leur succès autour de la gifle que l’un assénait à l’autre. Ce rapport dominant-dominé, on le retrouve au travers des figures du clown triste et du clown jovial auxquelles le réalisateur s’attache ici. Cependant, là où les événements de Mort de rire s’astreignaient à une certaine logique quant à leur déroulement, ceux de Balada triste de trompeta s’affranchissent de toute homogénéité
Si la folie est propre au cinéma de Alex de la Iglesia, celle-ci se fondait néanmoins toujours dans une trame bien balisée. Or ce n’est plus le cas ici. Le réalisateur laisse libre court à ses envies, ne cherchant pas coûte que coûte à s’investir dans un genre précis. Ainsi, le drame historique entraperçu au début (en pleine guerre civile, le père de Javier est fait prisonnier après avoir vaillamment défendu la cause républicaine) vire au drame amoureux puis au film de monstres. Outre les personnages, le seul lien entre tout ceci demeure le chaos. Le chaos d’un pays à feu et à sang qui après 3 ans de guerre civile meurtrière connaît près de 4 décennies de dictature franquiste faites de dures répressions des opposants et d’une politique conservatrice et réactionnaire, jusqu’au retour de bâton terroriste. Alex de la Iglesia ne s’en cache pas, il utilise le cirque comme une analogie du déchirement que vivait l’Espagne lors de ces années sombres. Il en va de même des clowns, à la fois incarnations d’un rire salvateur dans une société sclérosée mais aussi vecteurs des peurs enfantines les plus enfouies. Derrière leur faciès faussement rassurant se cachent toutes les turpitudes du monde. Sergio l’avoue lui-même : s’il n’avait pas été clown, il aurait fini psychopathe. Quant à Javier, il est devenu clown davantage par atavisme familial que par vocation. Pourtant, au contraire de Sergio, son maquillage ne masque nullement son moi profond. Javier est vraiment cet être triste et un peu gauche à la limite de la neurasthénie.
A ce moment là du récit –la rencontre entre Sergio et Javier, le coup de foudre de Javier pour Natalia–, le rythme de Balada triste de trompeta se fait plus paisible, rompant avec la violence frénétique du début. Dans l’univers bigarré du monde du cirque, Alex de la Iglesia retrouve des accents felliniens et surtout « jodorowskiens », certaines scènes renvoyant à son Santa Sangre. Nous sommes en 1973, et malgré le régime franquiste, la vie suit son cours avec ses hauts et ses bas, retrouvant un calme apparent. Toutefois, la violence n’est jamais bien loin, toujours prête à éclater au moment où l’on s’y attend le moins, à l’instar des actions terroristes perpétrées par l’ETA. Cela commence par des violences tristement quotidiennes (un homme rossant copieusement sa compagne), aussi soudaines que sporadiques. Puis elles deviennent plus présentes, au point de placer le noble sentiment amoureux sous son joug, jusqu’à ce qu’éclate de manière aussi improbable que barbare la vengeance de Javier. Ce point de non retour marque l’orientation du film dans un jusqu’au-boutisme que Alex de la Iglesia n’avait au mieux qu’effleuré au cours de sa carrière. Sans perdre de vue les enjeux de son récit (un drame amoureux se calquant sur les sombres recoins de l’histoire espagnole), le cinéaste brosse toute une série de thèmes (marginalisation, aliénation, penchants de l’homme à faire le mal…) dans un maelström d’idées et d’images que je qualifierai de poético-cauchemardesques. La confrontation sanglante qui oppose les deux clowns n’est pas dénuée d’humour, sauf que ce dernier se fait plus sombre qu’à l’accoutumée, provoquant un rire le plus souvent jaune. Alex de la Iglesia ne nous laisse aucun répit. Après nous avoir chahutés et déconcertés à maintes reprises, il réussit encore à nous prendre à la gorge lors d’un final époustouflant, véritable morceau de bravoure qui renvoie les deux antagonistes dos à dos lors d’un ultime plan aussi simple qu’efficace.
Balada triste de trompeta est sans nul doute l’œuvre la plus personnelle de son auteur. Comme à son habitude, Alex de la Iglesia a pris son sujet à bras le corps, nous gratifiant de sacrés moments de cinéma dans ce style survolté qui lui est propre. Il navigue entre les genres en véritable funambule, conférant une épaisseur inédite à ce film somme. Si l’histoire est clairement datée, se déployant de 1937 à 1973, son propos est quant à lui toujours d’actualité. L’Espagne demeure un pays déchiré, ne serait-ce que par son régionalisme exacerbé. Balada triste de trompeta est en quelque sorte la réponse de Alex de la Iglesia qui renvoie tout le monde dos à dos avec virulence puisqu’à terme, il ne promet rien de moins que–métaphoriquement s’entend– la disparition de la mère patrie pour peu que les espagnols continuent à se déchirer sans cesse. Pour les réfractaires à l’œuvre du cinéaste, il y a peu de chance que ce film infléchisse leur position. Par contre pour les autres, en plus de les laisser exsangues et interdits face à un spectacle aussi rentre-dedans, il donne l’impression durable qu’ils ont assisté là à une œuvre unique, et annonciatrice d’un futur plein de promesses pour un réalisateur plus que jamais précieux au sein du paysage cinématographique actuel.