Arizona Junior – Joel & Ethan Coen
Raising Arizona. 1987Origine : États-Unis
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Herbert “H.I.” McDunnough, dit Hi (Nicolas Cage) est un petit délinquant sympathique qui passe la majeure partie de son temps à purger de courtes peines dans une prison d’Arizona. C’est là qu’il fait la connaissance de Edwina, dite “Ed” (Holly Hunter), flic chargée de lui tirer le portrait qu’il courtise à chaque retour en taule. Un beau jour, alors qu’il est libre, il vient lui déclarer sa flamme. Ils se marient, s’installent dans un mobile home en plein milieu du désert, Hi trouve un boulot dans un garage et le couple ne tarde pas à vouloir un enfant. Stérile, Ed est au bord de la crise de nerfs. Elle et Hi décident donc d’aller voler l’un des quintuplés de Nathan Arizona, un magnat du meuble local.
A défaut de pouvoir réaliser leur screwball comédie Hudsucker Proxy (Le Grand saut) faute d’un budget suffisant, les Coen se replient pour leur second film sur une autre comédie, plus modeste, moins empreinte des conventions hollywoodiennes et de fait plus personnelle que ne le sera Le Grand Saut ou que le fut Mort sur le grill, leur parodie de film noir écrite pour Sam Raimi. Bien qu’il ne soit pas dépourvu de références textuelles ou stylistiques (le film reste malgré tout une screwball comédie à l’ancienne enfouie sous l’imagination de ses réalisateurs), Arizona Junior prend des allures de répétition générale pour O’Brother ou dans une moindre mesure de Ladykillers, deux films tournés une dizaine d’années plus tard mais dont les racines se trouvent déjà largement présentes. Hi McDunnough et sa femme sont deux personnalités à part, tant physiquement que psychologiquement, ce qui leur vaut de former un couple atypique dans un monde qu’ils perçoivent de façon originale. Certes, ce n’est pas encore l’angle d’approche mythologique qui sera celui de George Clooney et de sa bande dans O’Brother, mais c’est déjà l’affirmation du talent des frères Coen, qui inaugurent ainsi une galerie de sympathiques personnages marginaux toujours bien intentionnés et pourtant à chaque fois en dehors du rigide cadre légal fixé par la société. Le mollasson échalas à moustache coiffé en pétard joué par Nicolas Cage et la petite teigneuse au visage de pierre jouée par Holly Hunter ne désirent rien de mieux que de se construire une vie de famille normale. Mais en l’absence d’un enfant, cela leur est impossible. Pour eux, kidnapper l’un des bébés de Nathan Arizona n’est pas “vraiment” méchant : après tout les Arizona viennent d’avoir cinq enfants, ce qui est plus qu’il ne leur en faut ! De même, pour Hi, cambrioler un supermarché n’est pas “vraiment” méchant, puisque de toute façon ses armes ne sont jamais chargées si ce n’est à blanc. La relativisation et non la négation de la légalité est bien ce qui fait des McDunnough un couple aussi attachant qu’amusant : faire d’eux des inconscients volontaires aurait défiguré le film en transformant la comédie en aventure à la Bonnie and Clyde, avec d’un côté des hors la loi luttant pour la liberté et de l’autre des défenseurs de l’ordre en place. Les placer au-delà de la légalité tout en conservant leur illusion de rester une famille normale entretient l’humour et développe la légèreté d’un film faisant finalement peu de cas de la frontière entre le bien et le mal. Car le côté de la légalité est lui aussi très peu rattaché au réalisme : Nathan Arizona Sr. ne se lance pas dans une hystérique chasse à l’homme pour retrouver les kidnappeurs de son fils, et la police qui enquête (limitée à une seule scène) se distingue davantage par ses atermoiements que par son professionnalisme.
Le coin d’Arizona où se déroule le film est un lieu paisible, onirique, un peu semblable à Tortilla Flat dans le livre du même nom de John Steinbeck (auteur auquel les frères Coen font référence via un personnage dont nous parlerons un peu plus loin). C’est un monde dépourvu de fanatisme et de sérieux, où la vie s’écoule lentement, où le crime est puni par un séjour dans une prison décontractée et amicale, d’où l’on peut s’évader comme pour rire et y retourner sans trop de déception. Gale et Evell (John Goodman et William Forsythe), les deux vieux complices de Hi récemment évadés de prison peuvent en témoigner : ils ont beau projeter un nouveau casse, tenter de dévergonder leur vieux pote rangé des voitures et lui faire une crasse en ravissant le bébé pour gagner la récompense de Arizona Sr., il est impossible de leur en tenir rigueur tant ils apparaissent inoffensifs. Ce sont deux gentlemen au langage châtié, légèrement maladroits de surcroît. Eux non plus n’auraient pas dépareillé dans O’Brother ni même dans Ladykillers au sein de la la bande de Tom Hanks. A l’inverse, les amis de Ed ont beau être dans la légalité et représenter la vie de famille, ils n’en ont pas moins leurs propres défauts : madame (Frances McDormand) est une mille gueule, monsieur est un échangiste et leurs enfants sont d’insupportables garnements. En fin de compte, tout se vaut : la vie de famille comme la vie de malfrats. Cinéastes résolument optimistes, les Coen ne reconnaissent pas le mal comme un défaut intrinsèque à l’humain, du moins pas dans une petite communauté comme celle qu’ils décrivent, préservée de l’extérieur par l’environnement désertique dont la chaleur pèse de tout son poids sur l’apathie des personnages. Le mal et la destruction ne sont pourtant pas absents d’Arizona Junior : ils prennent la forme d’un motard tout droit sorti d’un monde à la Mad Max 2, véritable cavalier d’apocalypse prêt à écraser Hi autant que Nathan Arizona, c’est à dire les deux camps censés être antagonistes. Très semblable à ce que le flic sorti de l’enfer sera dans O’Brother, ce personnage s’accompagne d’une aura fantastique (il apparaît d’ailleurs en premier lieu dans les rêves de Hi) et projette en fait de détruire le microcosme constitué par la société fantasmée des Coen. Son nom, Leonard Smalls, est tout droit inspiré de Des souris et des hommes de Steinbeck, où le personnage du même nom incarne la force brute. C’est une sorte de démon apportant avec lui le bruit et la fureur, c’est à dire tout l’inverse de ce qui caractérise le film, conçu par les Coen à l’image de leurs personnages : sans frénésie mais avec excentricité (comme l’est aussi la BO, mélange de country reposante et de tyrolien / yodel hautement fantaisiste). Comme souvent, la mise en scène des Coen regorge de symbolisme absurde inscrit avec harmonie dans un rythme posé, évoquant l’inéluctable avancée du temps, que l’on doit prendre comme il vient sans se faire des montagnes sur les aléas de la vie représentés par le motard. En se posant trop de questions sur leur capacité à être parents, Hi et Ed auront attiré ce destructeur venant perturber l’équilibre de leur couple et même de leur propre monde aux allures utopiques.
Tout comme Blood Simple jeta les bases des films noirs des Coen, Arizona Junior jette celles de leurs comédies, puisqu’en dehors de O’Brother (qui est une sorte de remake poussant jusqu’au bout le concept ici présenté), tous les autres films comiques des réalisateurs auront un ou plusieurs points communs avec Arizona Junior : l’idée du temps qui passe, le surréalisme absurde, les personnages hors normes, l’optimisme, la musique orientée folk / country du sud des États-Unis, lieu de repos et d’aventures insensées. Les deux premiers films des frères Coen, si ils ne sont pas leurs meilleurs, marquent en tout cas la naissance d’un cinéma particulier, tenant un discours (voire une philosophie de vie) ni rebelle ni conformiste, et par conséquent facilement identifiable. C’est en collant au plus près leurs racines que les frères Coen signeront leurs meilleurs films.