After Hours – Martin Scorsese
After Hours. 1985Origine : États-Unis
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Dans un bar new yorkais, un soir. Le modeste programmeur Paul Hackett (Griffin Dunne) fait la connaissance de Marcy (Rosanna Arquette). Elle lui laisse le numéro de téléphone de son amie et hébergeuse Kiki, sculpteuse qui vend des presses-papiers. Ce n’est pas tant pour acheter que pour revoir Marcy que Paul appelle un peu plus tard dans la nuit. La jeune femme l’invite chez Kiki, dans le Soho. Ce qui devait être une nuit de plaisir va très vite se transformer en cauchemar.
Cela faisait dix ans que Scorsese ne s’était plus passé des services de Robert De Niro lorsqu’il s’intéressa à After Hours, œuvre d’abord confiée à Tim Burton que celui-ci abandonna bien volontiers lorsque le réalisateur de Raging Bull fit part de son désir de la mettre en scène. Pas de De Niro, donc, et une ambition moindre que pour ses films précédents, le budget de 4 500 000 dollars étant sensiblement inférieur, par exemple, à celui de son film précédent, La Valse des pantins. Sans être à proprement parler “underground” (difficile que ce le soit avec un réalisateur aussi reconnu), After Hours a pourtant vraiment tout du film confidentiel, et pas uniquement parce que son casting ne possède pas de stars (à part peut-être Rosanna Arquette). Minimaliste et sans effets spéciaux, sans violence, il se déroule dans un New York nocturne d’apparence très calme, et il tourne autour d’un seul personnage aux allures d’américain moyen et quelconque, celui de Griffin Dunne. Tous les autres personnages ne sont au mieux que des satellites lui tournant autour, mais des satellites particulièrement agaçants, qui vont peu à peu faire tomber la façade tranquille de cette nuit new-yorkaise pluvieuse pour plonger Paul Hackett dans un désespoir de plus en plus marqué. Toute cette tourmente n’est pourtant conçue que de petites anecdotes quotidiennes : un billet de banque qui s’envole par la fenêtre d’un taxi, le rendez-vous chez une aventure d’un soir, l’augmentation du prix du ticket de métro, une caisse-enregistreuse qui refuse de s’ouvrir, une serveuse un peu trop collante…
Mis bout à bout, tous ces petits pépins insignifiants a priori indignes de figurer dans un film forment un cauchemar dans lequel Paul s’enfonce inexorablement sans apercevoir la moindre porte de sortie. Au lieu de se résoudre comme ils auraient dû le faire dans un monde logique, les menus problèmes ne font que s’accroître. Tout se ligue contre Paul, et sa nuit semble ne jamais finir. Le but final, c’est à dire tout simplement parvenir à rentrer chez lui (c’est dire si le film semble au départ dépourvu de toute ambition), s’éloigne au fur et à mesure de ses pérégrinations ubuesques. Paul doit à chaque fois accomplir une action banale, qui immanquablement se mue en nouvelle source d’embrouille jusqu’à ce qu’il comprenne que quoi qu’il fasse il ne parviendra pas à fuir le quartier. Fuyant une Marcy un peu trop déséquilibrée, il part prendre le métro. N’ayant pas assez de sous du fait de la hausse du prix du ticket, il trouve refuge dans un bar où Tom, le sympathique tenancier (John Heard) propose de lui prêter de l’argent. N’arrivant pas à ouvrir sa caisse, Tom prête les clefs de son appartement à Paul pour qu’il lui ramène les clefs qui solutionneront le problème. En chemin, le programmeur croit assister au cambriolage d’une sculpture de Kiki, et bonne poire il court prévenir celle-ci, pour finalement découvrir que Marcy s’est suicidée. De retour au bar de Tom, il trouve les grilles fermées et doit attendre la réouverture chez une serveuse coincée dans les années 60 qui ne le lâchera plus… C’est l’escalade des embrouilles, d’autant plus irritante qu’elle repose sur des babioles.
A l’aide d’une mise en scène calculée (récompensée à Cannes), d’une photographie soignée, d’acteurs extrêmement bien dirigés (Griffin Dunne est prodigieux) et d’une musique doucement ironique, Scorsese construit ce qu’il faut bien admettre être une comédie surréaliste et kafkaïenne (du reste un des dialogues reprend textuellement du Kafka) où tous les évènements finissent par se lier les uns aux autres à la manière d’un complot. Paul se sent aliéné par tout ce qu’il vit, il est seul dans un monde absurde où les gens sont abscons et où les propos qu’ils tiennent sont coupés de son monde à lui, celui de la rationalité. After Hours est une galerie de personnages stupéfiants, allant de la lunatique Marcy racontant que son ancien mari jouissait en pensant au Magicien d’Oz à cette mégère s’amusant à déconcentrer Paul pendant qu’il compose un numéro de téléphone, en passant par Kiki la sculpteuse avant-gardiste impudique ou encore ce videur de discothèque qui refuse de faire entrer Paul parce qu’il n’est pas coiffé d’une crête iroquoise. Le pire dans tout cela étant que rien ne sort vraiment des limites du naturel. Tout reste potentiellement possible, même si la malchance de Paul est hors de proportion, et tout coule de source. Même un final qui avec un peu de recul apparaît insensé.
Le spectateur est vraiment pris dans le torrent des évènements, et de fait, l’humour s’accompagne d’un certain sentiment de malaise. Se déroulant dans la nuit new yorkaise, After Hours est un cauchemar enfiévré avec lequel Scorsese parle une nouvelle fois de la ville qui lui est chère. Il reconnait l’étrangeté de New York, qui s’étend jusqu’aux quartiers chics, mais il ne l’affectionne que davantage. Pour lui, c’est une ville où tout peut arriver. Le portrait qu’il en dresse ici est celui d’une cité détachée des réalités : chaque étape de la nuit de Paul est un nouveau monde qui trouve sa place dans une galaxie parallèle à celle que nous connaissons. Les rues sont l’espace, les bâtiments sont les planètes qui restent à découvrir. Le personnage principal est en quelque sorte sur une autre planète, version déformée de la Terre régie par un destin, un hasard ou un dieu facétieux qui s’acharne sur lui, l’intrus. Par identification, le spectateur est aussi amené à penser que rien n’est vraiment insignifiant, et les détails qui pourrissent la vie de Paul Hackett pourraient être des exemples de la fameuse question posée par les adeptes de la théorie du chaos : “le battement d’ailes d’un papillon au Brésil provoque-t-il une tornade au Texas ?“, bien entendu replacée dans le microcosme du New York nocturne.
Petit chef d’œuvre d’écriture et d’imagination, After Hours gagnerait à être plus connu au sein d’une filmographie scorsesienne où certes la concurrence est rude, mais où ce style d’humour new yorkais kafkaien (un peu similaire à du Woody Allen, finalement) aurait amplement de quoi rivaliser avec les films policiers. Hélas le réalisateur abandonna très vite le filon comique, et avec lui cette fausse légèreté qui poussa le public et la critique à bouder After Hours. Quoi qu’en un sens, ce côté “OVNI” lui convient parfaitement…