Seuls, tome 3 : Le Clan du requin – Gazzotti & Vehlmann
Seuls
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Après un premier tome encourageant mais un second (Le Maître des couteaux) un peu moins, les auteurs remettent le couvert. Succès aidant, ils continuent l’aventure de leurs protagonistes qu’ils ont plongé dans un monde post-apocalyptique. On retrouve donc les enfants pique-niquant dans une forêt complètement brûlée. De prime abord, on pense au tout récent livre de Cormac McCarthy, La Route, qui place deux êtres humains dans un monde de cendres. Les enfants se sont arrêtés sur le bord de la route, ayant quitté leur bus-maison pour déjeuner. Dodji, fidèle à lui-même, est écarté du groupe pour surveiller les alentours. Il aperçoit de la fumée au loin et craint un nouveau départ de feu. Mais à leur grande surprise, ils sont attaqués par des chiens devenus sauvages. Ils fuient, embarquent dans le bus et reprennent leur chemin. Mais les chiens, affamés, ne s’arrêtent pas. Soudain, une voiture approche d’eux avec des enfants à l’intérieur. Ils leur disent de les suivre, ce qu’ils font, jusqu’à un château. Les portes sont refermées derrière eux, un chien s’est infiltré et est attrapé par des enfants habillés en pirates. Nos héros découvrent alors tout un tas d’enfants vivant dans un parc d’attraction ayant pour thème la piraterie. Ils ont pour chef le fils du propriétaire du parc, qui, pour imposer sa suprématie, a osé traverser à la nage le lac au requin. Sitôt arrivés, tout le monde se regroupe autour de la piscine où un grand requin blanc nage librement. Pour le nourrir, ils lui envoient le chien dont ils se sont emparés plus tôt. Ensuite, leur grand chef, Saul, admirateur d’Hitler, qui tient son clan par la loi du plus fort, peu remise en question par les autres qui acceptent cet état de fait, décide que les enfants doivent se marier pour préserver l’humanité. C’est par tirage au sort que ça se décide. Les enfants n’ont pas dix ans…
Bien évidemment, tout ne va pas se passer comme prévu. L’arrivée inopinée des cinq héros va bouleverser la vie de ce clan qui avait institué des règles simplistes, calquées sur le modèle que leurs parents et la société disparues leur avaient enseigné. Ainsi, les filles sont aux corvées telles que la lessive et la cuisine, c’est leur rôle et ça n’a pas à être remis en question. Leïla, qu’on assigne à ces tâches, ne l’accepte pas, elle qui préfère le bricolage et qui s’y débrouille bien mieux que bien des garçons. Mais on lui refuse ce droit. Tout doit être dans les normes de la société ancienne, les enfants n’ont pas la capacité de remettre en cause ce qu’ils ont appris.
Avec cet épisode, on retrouve le plaisir qu’on avait trouvé dans le premier tome. De plus, le mystère, bien que toujours très obscur, s’offre quelques petites informations qui nous poussent à attendre la suite avec impatience. La dernière planche par exemple, est pleine de promesses. Les thèmes traités, comme le totalitarisme, s’imprègnent d’une vraie critique de notre société actuelle, où l’on continue à offrir à nos enfants une société patriarcale bien structurée. Les auteurs réalisent là une BD plus adulte, mais totalement accessible, avec un regard différent, à son public le plus jeune. Dodji et Leïla apparaissent donc comme des rebelles, des éléments perturbateurs car différents, refusant l’autorité. La violence est alors toujours présente, comme une menace perpétuelle. La tension arrive à son comble dans les dernières pages où l’affrontement entre Saul et Dodji, inévitable, ne va pas avoir lieu comme on pourrait s’y attendre dans un combat désignant le plus fort. Car tout ne tient que dans le symbole, il faut prouver qu’on vaut tout aussi bien que le leader, il faut réaliser le même exploit pour montrer aux autres que leur chef ne vaut pas mieux qu’eux. Autre référence et pas des moindres, Sa majesté des mouches, récit où des enfants se retrouvent sur une île déserte et instaurent une société si proche de la nôtre, si violente que ce reflet de notre façon de vivre en devient morbide. DansSeuls, la référence est évidente.
Si les auteurs se font critiques et juges, il n’en reste pas moins qu’ils nous livrent là une BD des plus réussies avec une écriture scénaristique mature, qui place les héros dans une situation nouvelle, celle de l’espoir de ne pas être les derniers survivants, mais aussi celle de vivre dans un autre modèle de société. Après la lecture de ces pages, on ne peut s’empêcher de penser à Jeremiah où Hermann, l’auteur de la série, lance ses deux héros à travers un pays en pleine reconstruction où des modèles de sociétés tentent de voir le jour et qui montrent toujours leurs limites.
Ainsi, avec Le Clan des requins, les auteurs de Seuls réussissent là à redonner à leur courte série un nouvel intérêt tout en gardant l’esprit originel, à travers un trait de plus en plus assuré. Du bon boulot donc.