Mauvais chemin – Jason
Du går feil vei. 2004Origine : Norvège
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De son vrai nom John Ame Saeteroy, le norvégien Jason se trouve à la tête d’une œuvre atypique et immédiatement identifiable. A l’instar d’un Trondheim, dont il affectionne le travail et reconnaît l’influence sur le sien, Jason ne dessine que des personnages animaliers. Il estime qu’en dessinant des animaux plutôt que des êtres humains, il favorise l’implication du lecteur dans ses histoires au ton décalé. En tout cas, ce choix lui vaut un joli succès critique, aussi bien outre-Atlantique (il a obtenu un Eisner Award, prestigieuse récompense pour un auteur de bandes dessinées) qu’en Europe (un grand prix à Angoulême). Quant à l’engouement du public, celui-ci est davantage palpable aux Etats-Unis que sur le Vieux continent, où ses histoires quasi mutiques semblent laisser dubitatif.
Mauvais chemin se présente comme un démarquage de l’incontournable roman Frankenstein de Mary Shelley mâtiné de La Fiancée de Frankenstein, second film réalisé par James Whale sur le mythe. Jason transplante l’histoire à notre époque, l’immeuble remplaçant l’immense château, et la ville le village traditionnel. Partant du principe que l’histoire est suffisamment connue, il nous épargne les diverses étapes de la naissance de la créature pour se concentrer sur son ouverture à l’amour. Maladroite, elle l’est comme son modèle, sauf que sa maladresse ne se traduit que dans son approche de la gent féminine. Ainsi, durant les premières pages, nous la voyons dérober une revue érotique puis s’immiscer dans l’appartement d’une jeune femme et la surprendre sous la douche tout en se tripotant. Résultat, la créature finit derrière les barreaux. Après l’avoir libérée, son créateur s’empresse de donner vie à une fiancée pour que cela ne se reproduise plus.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Jason ne se moque pas du mythe mais en réinterprète les codes à sa guise. Par exemple, il ne joue pas de l’aspect effrayant des créatures -qu’il dessine à l’identique des autres personnages, les yeux vidés de leurs pupilles- ni de leur innocence qui confine à la maladresse. Une fois que le scientifique a doté sa créature d’une fiancée, celle-ci ne cherche plus à se confronter au monde, se concentrant sur la passion qui l’unit à sa semblable. Au passage, cela donne lieu à une savoureuse scène de drague où éclate toute la science du découpage et de la concision de l’auteur. Quant au scientifique, il n’apparaît jamais comme un illuminé qui souhaite défier dieu sur son terrain. En fait, c’est un homme profondément seul, solitude qu’il partage avec sa création et son fidèle assistant. De par leur aspect et de leur souhait commun -se trouver une compagne- ces trois personnages sont sur un pied d’égalité, ce que vient encore renforcer la quasi absence de dialogues. Et c’est le scientifique lui-même qui en arrive à briser ce semblant d’égalité en créant une fiancée à sa créature. A partir de là, Jason inverse totalement les rapports habituellement de mise entre le créateur et la créature. Le scientifique nourrit une profonde jalousie à l’égard de sa créature et de l’amour qui l’unit à la fiancée qu’il lui a créé. Incapable de concevoir que ses créatures soient dotées de sentiments, il joue à nouveau les apprentis sorciers en redistribuant les rôles après avoir donné vie à une seconde créature de sexe féminin qu’il jette en pâture à sa création initiale. Et le mythe de Frankenstein de tourner alors à l’histoire d’amour tragique.
D’un trait faussement simple, Jason parvient à innover à partir d’une figure à la richesse décidément inépuisable. Tant et si bien qu’à la fin, on ne sait plus qui, du créateur ou de la créature, est le plus à plaindre. D’ailleurs, il n’est pas utile de connaître le roman de Mary Shelley ou ses différentes déclinaisons cinématographiques pour apprécier cette bande dessinée à sa juste valeur. Certes, revoir quelques passages emblématiques du mythe (la créature confrontée à la colère du peuple, le face-à-face entre la créature et son créateur) dotés d’une dimension nouvelle ajoute au plaisir éprouvé à sa lecture mais, au-delà de ça, Mauvais chemin se suffit amplement à lui-même, fonctionnant de manière parfaitement autonome. Quant au style de Jason, mélange de langueur et d’énergie brute, il se rapproche par moment du burlesque du cinéma muet, lui ajoutant une légère touche de noirceur. En un mot comme en cent, il s’agit là pour moi d’une belle découverte !