Visions de Gérard – Jack Kerouac
Visions of Gerard. 1958
Origine : Etats-Unis
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Au milieu de sa carrière, en plein dans sa période bouddhiste, Kerouac se mit en tête de rendre hommage à celui qu’il considérait comme le premier “beat”, son frère Gérard, mort à l’âge de 9 ans des suites d’une maladie. Visions of Gerard n’est donc pas un roman, mais, comme souvent chez Kerouac, il s’agit plus de l’exploration de la biographie de l’auteur, qui y dévoile les éléments de sa vie sous le prisme de sa pensée à la fois au moment de l’écriture du livre, mais aussi autant que possible de celle au moment où les évènements racontés ce sont déroulés. Chose peut aisée, puisque le jeune Jack, appelé “Ti-Jean” par sa famille, était alors âgé de 3 ans. On y découvrira cependant toute la famille Kerouac (appelée ici Duluoz, comme dans beaucoup des livres de l’auteur) et de ce fait tout le milieu qui a vu grandir et mûrir l’écrivain. Un milieu très croyant, dans une famille aisée du Canada francophone. Très croyant mais pourtant tout sauf intolérant, bien au contraire. A posteriori et avec sa vision bouddhiste, Kerouac arrive habilement à mélanger ses deux croyances dans une seule et même religion qui lui est toute personnelle et qui à vrai dire tient plus de la philosophie que de l’attachement à quelque doctrine que ce soit. Et puis il y a Gérard. Véritable figure angélique, un saint voué à la mort, Kerouac l’idéalise et en fait la bonté incarnée, pleine de bon sens, d’innocence, d’autocritique et en quête de réponses aux mystères de la vie et des motivations divines. Sans jamais pourtant sombrer dans le prosélytisme, puisque les interrogations portant sur les desseins de Dieu seront levés, avec notamment l’injustice de certaines de ses décisions. La nature humaine sera également abordée, toujours par les yeux de Gérard, cet enfant qui ne comprend pas le monde, mais qui pourtant ne le condamne jamais, gardant toujours en lui cet optimisme à toute épreuve qui lui fait aimer la vie sous toutes ses formes et malgré toutes les épreuves qu’elle lui a infligé. Une vision de Gérard qui prend toute sa mesure lorsque l’on connaît le mode de pensée d’un Jack Kerouac devenu beat, et qui lui aussi aura affiché un intense plaisir de vivre en toute circonstance, comme il le dira dans son œuvre culte Sur la Route : “Les seuls gens qui existent sont ceux qui ont la démence de vivre, de discourir, d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller.”
Bref on devine qu’à travers son frère Gérard qu’il n’a que peu connu mais qui a laissé en lui une trace indélébile, les idéaux de Jack Kerouac se sont forgés, lui faisant aimer la vie malgré toutes les aberrations du monde. Jamais lacrymal (et pourtant le sujet s’y serait prêté), le livre est marqué par la lointaine mais pourtant profonde affection pour un frère idéalisé, quitte pour cela à inventer ostensiblement des dialogues et plus encore des pensées que l’auteur n’aurait bien entendu pas pu connaître du haut de ses 3 ans. Chose qui justifie par ailleurs l’emploi de la prose spontanée, marque de fabrique de Kerouac et de la Beat Generation et qui consiste en une reproduction spontanée des pensées, au mépris des contraintes syntaxiques et formelles. Ainsi, les pensées du Kerouac narrateur feront écho à celles de ses personnages “d’époque”, les commentant, les analysant, et aboutissant finalement à une vraie philosophie de la vie basée sur des faits concrets. Ce qui expliquera également que ce livre ne soit ni un roman, ni un essai, ni une biographie au sens propre du terme. Une vraie oeuvre Beat, il est vrai assez difficile d’accès pour les novices, dans laquelle le lecteur n’est pas forcément en accord (je pense bien entendu au côté fortement religieux, tant chrétien que bouddhiste). Mais une œuvre qui constitue l’essence de la Beat Generation, qui en dévoile les origines idéalistes et libertaires, avec une tendresse féroce pour le frère de l’auteur, loin de tout cynisme et de toute convention.