Les Anges vagabonds – Jack Kerouac
Desolation Angels (Passing Through). 1965Origine : Etats-Unis
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Attention ! Il ne faut pas confondre Les Anges vagabonds avec Les Anges de la désolation. Si j’ai bien compris, la différence tient aux différentes éditions françaises du livre… A l’origine, aux États-Unis, il n’y a que Les Anges de la désolation, qui constitue un seul livre contenant en fait deux récits : le premier, éponyme, est consacré à la vie menée par Kerouac sur Desolation Peak et au cours des jours qui suivent son retour à la civilisation, plus exactement à Seattle et San Francisco. Au passage, il s’agit probablement d’un des textes les plus difficiles à lire qu’ait écrit Kerouac (la légende veut que le roman soit en fait la retranscription des notes prises au cours de son séjour). Le second s’intitule Passing Through, démarre lorsque Kerouac se trouve au Mexique et se montre beaucoup plus accessible. Certaines éditions françaises (chez Denoël par exemple) ont conservé la forme originale réunissant ces deux récits. D’autres, notamment Gallimard / Folio, les ont divisées, publiant ainsi la seconde partie indépendamment de la première. Retitrée Les Anges vagabonds, celle dont il est ici question, cette édition a le mérite de respecter le souhait de Kerouac, qui désirait une publication séparée. Et puis c’est surtout un bon argument de vente, sachant que la complexité des Anges de la désolation en font une œuvre très peu commerciale. L’ennui, c’est que lorsque l’on sort des Clochards célestes pour se plonger dans Les Anges vagabonds, il manque le lien constitué par Les Anges de la désolation. De la béatitude fragile obtenue suite au séjour sur Desolation Peak aux bas-fonds de Mexico chez le vieux drogué Old Bull Gaines (Bill Garver de son vrai nom), il y a une étape cruciale, celle pendant laquelle Jack Duluoz / Kerouac s’est quelque peu détourné du bouddhisme pour entamer un retour à ses racines chrétiennes. L’entame des Anges vagabonds nous renseigne vaguement : après son isolement sur la montagne, Duluoz se sentait assez fort pour garder sa paix intérieure tout en jouissant des plaisirs physiques, qui lui avaient fait cruellement défaut sur Desolation Peak. Il faut croire qu’il avait tort.
Jack Duluoz se trouve donc au Mexique, pays qui pour lui a toujours rimé avec la liberté. Les drogués n’y sont pas persécutés, les policiers sont serviables, les filles ne manquent pas et les gens sont “pauvres mais heureux” (soit la définition donnée du mot “Beat” par Kerouac dans certaines interviews). Avec le vieux Gaines, sexagénaire camé et véritable puits de culture, réfugié aux Mexique pour échapper à la justice américaine, Duluoz tente de retrouver la sérénité du corps et de l’esprit. La descente de plusieurs vieux amis conduits par Irwin Garden (Allen Ginsberg) venus lui rendre visite et le ramener à New York va faire éclater son cocon.
Avec les évènements narrés dans Les Anges vagabonds, Kerouac commence à lâcher prise. Non seulement il ne trouve plus de sens à sa vie, ne sait plus à quoi ou à qui se raccrocher (comme il l’avait fait auprès de Dean Moriarty dans Sur la route et de Japhy Ryder dans Les Clochards célestes), mais en plus c’est l’époque de publication de Sur la route, roman qui le mit en pleine lumière, lui qui avait toujours aimé vivre dans l’ombre. C’est là la différence majeure entre Ginsberg et Kerouac, et qui explique pourquoi Duluoz ne parvient pas à s’adapter à la vie que lui offre le compagnonnage de Garden et des autres (dont Simon Darlovsky / Peter Orlovsky, petit ami de Ginsberg à l’époque), exception faite de Lazarus, frère de Simon Darlovsky, dissimulant sa solitude éclairée derrière une maladresse à la limite de l’autisme, mais hélas trop jeune et inexpérimenté pour constituer une ancre pour Duluoz. Garden est un poète déjà reconnu -la lecture publique de Howl est racontée au début des Clochards célestes– et il cherche à se servir de sa notoriété pour changer le monde. Il traîne ainsi dans des milieux où Duluoz se sent complétement déplacé, par exemple chez le poète Varnum Random (Randall Jarrell) au mode de vie trop raffiné pour que Duluoz soit à l’aise, ou va encore à la rencontre de Salvador Dalí, qui lui-même derrière ses facéties semble exaspéré par le poids de sa renommée. Duluoz ne veut pas changer le monde, ni de l’intérieur ni de l’extérieur. C’est peut-être pour cette raison que contrairement à Ginsberg, Kerouac ne s’impliqua pas au côté des hippies. C’est un individualiste, et après sa désillusion vis-à-vis du bouddhisme il devient de plus en plus évident qu’il n’est fait pour aucune société établie, quand bien même celle-ci serait marginale, comme peuvent la représenter les personnages représentant Ginsberg et compagnie, et quand bien même serait-il considéré comme un chef de file (être “le roi des Beat” est une charge lourde et frustrante). Trop instable, il n’est pas non plus fait pour la vie de couple, comme le prouve encore son aventure avec Ruth Heaper et Alyce Newman, qu’il finit par abandonner lâchement en partant dans un cargo yougoslave à destination de Tanger, pour retrouver cet autre drogué de Bull Hubbard (William Burroughs), plus que jamais misanthrope. “Sale petit con” est à sa bouche ce que “camarade” est à celle d’un communiste : c’est un qualificatif valable pour tout le monde. Ce Burroughs là est certainement la personnalité “beat” la plus proche de Kerouac et de son état d’esprit à ce moment là. Hubbard développe en outre la tendance à l’auto-destruction de Duluoz, déjà plus que porté sur la bouteille. Il se livre avec lui à de véritables orgies de drogues obtenues dans les milieux interlopes de la cosmopolite Tanger. Ce fut l’époque où Burroughs rédigea Le Festin nu, ce qui en soi veut tout dire sur le quotidien des deux larrons au Maroc, vautrés dans un exotisme hallucinatoire jusqu’à l’arrivée de Garden et compagnie, venant une fois de plus briser la retraite de Duluoz, comme ils l’avaient déjà fait au Mexique, pour le sortir de sa torpeur droguée et le replonger dans un mode de vie plus débridé, plus ouvert sur le monde, auquel il ne peut résister et qui signifie la fin d’une paix de toute façon illusoire. S’ensuivent de brefs et stériles séjours solitaires en Angleterre et en France (“… une France nébuleuse, honnête et réaliste, qui me faisait vibrer à l’époque où j’étais un teenager (…) Toutes ces stupidités, celles-là et les autres – se diluant le lendemain matin lorsque je vis les atroces falaises blanches de Marseille à travers le brouillard et une lugubre cathédrale en haut d’un promontoire“).
Ce Duluoz-là n’a pas rompu avec Garden : il est tout simplement dans un état d’esprit qui a cessé de converger avec celui de son ami. Pour reprendre ses termes, il s’apprête à entrer dans une vie nouvelle.
Son retour aux États-Unis le voit toujours errer à travers le pays… Mais cette fois avec sa mère, qu’il tente d’installer auprès de lui en Californie, près de l’endroit où il logea avec Japhy Ryder avant de partir sur Desolation Peak. C’est le prémisse de la fin de vie de Kerouac, qui, ayant plus ou moins rompu avec ses confrères beat retourna à ses origines sociales et religieuses (Visions de Gérard est un très bon exemple de cette période). Pour l’heure, son périple à travers le pays (et un peu au Mexique) auprès de sa mère procure à son alter ego Duluoz une vision nouvelle des choses, plus terre à terre, plus modeste, aux antipodes de ce que le récent succès de Sur la route laissait imaginer.
Le Duluoz des Anges vagabonds est bel et bien “beat”. Mais ce terme est un mot recouvrant plusieurs réalités, chacune étant toujours présente à des degrés plus ou moins élevés dans tous les romans composant “La Légende de Duluoz” (ce vaste projet visant à rassembler tous ses écrits dans une même saga, à l’image d’A la recherche du temps perdu de Proust). Ainsi, l’intensité de Sur la route et la béatitude des Clochards célestes commence ici à laisser sa place à l’idée de destruction, celle d’être battu ou défait. Dans ce roman comme dans la plupart des autres, Kerouac / Duluoz est à la recherche de quelque chose. La différence étant que cette fois, il souffre des contradictions qui ont toujours été présentes chez lui, mais qu’il parvenait à maîtriser en s’adonnant tout entier à ses aspirations du moment. Ce qu’il ne réussit plus à faire, et qui a pour conséquence de le laisser sans fil directeur capable de le galvaniser. Le livre, aisé à lire malgré quelques passages “spontanés” assez ardus, retrace à la fois l’impossibilité de maîtriser l’alliance entre le “non-faire” bouddhiste et la volonté de jouir de la vie. Duluoz s’en montre de plus en plus tourmenté, et en arrive même à afficher un cynisme cru dans la veine d’un Céline alternant avec des instants (de plus en plus rares) d’un optimisme forcené et naïf, qui jusqu’ici caractérisait globalement les écrits de Kerouac, dont la noirceur n’était alors jamais clairement évoquée. Les Anges vagabonds présente d’ailleurs la particularité d’avoir été écrit pendant et après la nouvelle célébrité de l’auteur, et amène Kerouac à se positionner dans le mouvement de la Beat Generation. L’aspect autobiographique n’est plus que la retranscription brute des évènements vécus : il s’orne aussi de réflexions postérieures effectuées à l’instant où Kerouac écrit son livre. Il se créé alors une sorte de distance entre les différents voyages qui constituent les chapitres du roman et la pensée de l’auteur au moment de les coucher sur papier. Sur la route, Les Clochards célestes et les autres livres écrits avant sa notoriété revêtaient une forme brute, mais celui-ci est clairement plus introspectif. Un peu comme si Kerouac se voyait déjà sans avenir, davantage prêt à subir les évènements qu’à les rechercher. Comme le fait sa mère et comme l’a toujours fait sa famille, en somme, comme des chrétiens acceptant leur pain quotidien. Au-delà des différences d’ordre stylistique, cette attitude contribue également à rapprocher Kerouac d’Ernest Hemingway, auteur dont il fustigeait brièvement la résignation dans Sur la route et dont il se rapproche ici volontairement. Il faudra toutefois attendre Big Sur pour assister au naufrage complet de Kerouac / Duluoz. Les Anges vagabonds n’est pas un chef d’œuvre : c’est une œuvre de transition, dispensable en elle-même mais cruciale pour son rôle dans la Légende de Duluoz.