LivresRomans et nouvelles : Biographique

Les Clochards célestes – Jack Kerouac

The Dharma Bums. 1958

Origine : Etats-Unis
Genre : Roman biographique
Auteur : Jack Kerouac
Editeur : Folio

Un an seulement sépare la publication de Sur la route de celle des Clochards célestes. Une année décisive, puisque le succès du premier nommé entraîna la progressive publication de tous les romans écrits par Kerouac depuis presque 15 ans et qui par leur style peu conventionnel avaient été refusés un peu partout. Kerouac dut tout de même en réviser certains, et on lui demanda même d’écrire Les Clochards célestes dans un style plus orthodoxe. C’est en effet l’un des rares livres de Kerouac a avoir été écrit après 1957 et la publication de Sur la route. Fin de l’aparté.
En réalité, plusieurs années séparent les récits de Sur la route (retraçant les évènements survenus en 1947 et 1949) et des Clochards célestes (1955 et 1956). Dans l’intervalle, Kerouac est passé par une étape importante de sa vie d’écrivain, et donc de sa vie tout court : sa conversion au bouddhisme. Il en reviendra, mais au moment de vivre ce qui est narré dans Les Clochards célestes, et au moment de son écriture, l’emblématique beatnik y est encore totalement immergé, sous l’influence du poète Gary Snyder, qui dans les interviews qu’il a pu donner par la suite clama que ce qui est relaté dans le livre est loin d’être l’exacte vérité. Mais peu importe après tout si Kerouac a pris des libertés pour nous retranscrire cet épisode de sa vie, ou même un autre. Ses romans ne sont pas des pièces de journalisme intime, chaque étape de la vie de l’auteur y est vue de façon subjective, avec son état d’esprit du moment ou pour mieux le retranscrire. C’est ce qui en rend la lecture parfois si difficile.

Avec Les Clochards célestes, il n’y a pas de soucis stylistiques particuliers. Vu que le livre a été écrit normalement selon la demande des éditeurs, il ne s’y trouve pas de monologues intérieurs intempestifs comme dans le précédent roman de Kerouac, Les Souterrains. En revanche, l’auteur étant en plein dans sa phase bouddhiste et ne prenant absolument pas la peine d’expliquer sa philosophie, il est conseillé d’avoir de solides connaissances en la matière pour mieux établir le parallèle entre le mode de vie qu’il évoque et les enseignements du Bouddha… avec leurs différentes écoles. Dans le cas contraire (comme pour moi), certaines discussions, certaines pensées apparaîtront au mieux obscures, au pire rébarbatives. Mais heureusement, si tout ce qu’entreprennent Kerouac et les amis qu’il mentionne semble être en lien direct avec ces préceptes bouddhistes, les séquences purement théologiques sont limitées et n’interviennent pas si souvent que ça. Grâce aux actes dont nous sommes les témoins, on finit par distinguer une logique dans tout cela. Logique qui ne plut pas aux contemporains bouddhistes de Kerouac, qui critiquèrent sa vision du bouddhisme. Et à vrai dire, il ne serait pas étonnant qu’ils aient raison, puisque Kerouac s’est toujours senti très à l’étroit dans un cadre rigide bien délimité, quand bien même ce cadre serait a priori fait pour lui.
Ray Smith, nom qu’il se donne dans ces Clochards célestes, a non seulement coupé les ponts avec la société traditionnelle, ce qui était déjà le cas dans Sur la route lorsqu’il s’appelait Sal Paradise, mais sa foi bouddhiste l’a également conduit à rompre avec l’urbanisme et le modernisme allant de plus en plus de pair avec la société qu’il fuit. Kerouac se permet même des choses qu’il ne s’était pas permis dans son plus célèbre roman, à savoir critiquer ouvertement le mode de vie bourgeois. Et notamment la télévision, qui incarne pour lui une boîte à images devant laquelle ses semblables se sédentarisent au sein même de leur foyer et cessent d’exister, ou plutôt “pensent la même chose au même moment” et “ne voient plus que par un seul œil“, tandis que “Personne ne parle. Les cours sont silencieuses. Seuls quelques chiens aboient, étonnés d’entendre les pas d’un homme, étrangement dépourvu de roues“. Hormis la référence négative à l’automobile, qui dans Sur la route était le moyen le plus simple pour vagabonder, rien de tout cela n’est très surprenant : Kerouac déteste l’uniformisation des personnes, de leurs pensées, et il exècre le manque de vie que cela entraîne. Dans Les Clochards célestes, Kerouac / Ray Smith est toujours à la recherche d’une vie intense. Mais le bouddhisme lui a appris que vivre est être proche de la terre, de la nature, et que l’idée est au centre de tout. Ce que recherche Ray Smith n’est donc plus à s’épuiser physiquement et mentalement, bien au contraire : sa quête est cette fois celle du “dharma”. Notion vaste, à vue de nez, mais qu’en béotiens on pourrait résumer selon ce que laisse entendre le roman en une paix intérieure et une communion avec l’environnement. L’environnement naturel, bien entendu, mais aussi l’environnement humain. Les gens avec lesquels traîne Ray Smith ne sont pas les mêmes que ceux côtoyés par Sal Paradise, ou alors ils ont évolué comme lui, à l’image d’Alvah Goldbook (Allen Ginsberg, lui aussi converti au bouddhisme). Cody Pomeray, alias Dean Moriarty, alias Neal Cassady, ne fait qu’un petit tour dans le roman, qui nous le montre abattu par la folie paranoïaque à laquelle il a conduit sa femme. Kerouac ne montre pas d’animosité envers lui, ce serait bien le comble après l’avoir béatifié, mais leurs routes sont pour l’heure distinctes. Bien qu’il reste attaché aux conversations et au partage avec tous, et notamment avec ces “clochards célestes” qu’il croise au gré de ses voyage, Ray Smith a son propre mentor du moment : Japhy Ryder, alias Gary Snyder. Un personnage ayant grandi dans une famille de bûcherons, donc proche de la nature depuis sa naissance, et dont la jeunesse fait naître l’admiration de Smith. Ryder apparaîtra forcément moins mythique que Dean Moriarty pour la simple raison qu’il incarne l’idéal du moment de Kerouac. C’est Ryder qui initie Smith à l’alpinisme, dans des montagnes grandioses au milieu desquelles l’homme est écrasé par la vérité, la nature, et où il peut méditer sur sa place dans le monde.
Bien entendu, cet idéal recherché par Kerouac est moins spectaculaire que celui qui dominait Sur la route, mais son intérêt n’en est pas moins immense dans la conception d’une vie “beat”. Car la recherche de cette paix, et son obtention toujours temporaire, sont tout aussi intense, voire tout aussi folle (Ryder et Smith prenent pas mal de risques en montagne, comme enivrés par l’air ambiant, ce qui fait plus ou moins écho à la conduite suicidaire de Dean Moriaty au volant).

Sur la route, Ray Smith y passe encore énormément de temps, à la recherche de nouveaux lieux de méditations. En stop, sur les wagons de marchandises, dans les bus nationaux, tout ceci ne change pas. En revanche il y ajoute les randonnées pédestres, ce qui est somme toute logique. L’état d’esprit a changé, et les itinéraires aussi : place cette fois à la nature, aux zones montagneuses ou reculées, y compris au Mexique et lorsqu’il retourne dans sa famille, en Caroline du nord enneigée pendant les fêtes de Noël. Kerouac nous fait encore voir du pays, cette fois avec une contemplation fort prononcée des paysages dans lesquels il aime se fondre en dormant par exemple à la belle étoile au milieu de nul part, muni de son seul sac à dos. Avec sa frénésie, Sur la route ne pouvait donner cet aperçu. Il fascinait surtout pour la finalité des périples de Moriarty, Paradise et compagnie, tandis que Les Clochards célestes attire plus par son côté bohème, son incitation aux voyages loin de toute volonté touristique, et par conséquent loin des sentiers du tourisme de masse. Avec le talent dont il dispose pour harmoniser son écriture à son état d’esprit, Kerouac livre une œuvre extrêmement paisible, dans laquelle les personnages principaux jouissent à outrance d’une nature exceptionnelle (du Matterhorn Peak en Californie, dont l’ascension est la première à laquelle s’essaie Ray Smith, à Desolation Peak à la frontière canadienne, où il reste deux mois en tant que vigie pour prévenir les incendies). Les relations humaines sont aussi au centre de cette vie de “clochards célestes”, et plutôt que de fêtes furieuses au rythme du bop comme dans Sur la route elles prennent la forme de rassemblement largement annonciateurs du mouvement hippie. Il y règne déjà l’amour libre (et le triolisme, parfois), les chants à la guitare, la nudité, la lecture et l’usage de drogues, tout ça plus ou moins justifié par des préceptes orientaux. Mais on ne peut toutefois les assimiler exactement au flower power, expression dont la paternité serait due à Ginsberg, qui contrairement à Kerouac s’impliqua dans le mouvement hippie. Tous ces comportements ne sont pas des codes et chacun est libre d’être comme il le souhaite. Ainsi, Kerouac aime s’isoler aux cours des soirées organisées chez son ami Sean Monahan, qui est en outre son hébergeur et celui de Japhy Ryder, auxquels il prête sa cabane dans les bois en échange de travaux forestiers. Il choisit même l’abstinence sexuelle, et semble considérer toute forme d’agitation comme un risque, celui de rompre sa précaire paix intérieure. Preuve qu’il ne l’a pas atteint. Car derrière la béatitude céleste qu’il affiche, et qui est toujours authentique, perce toujours ce penchant auto-destructeur qui se distinguait clairement dans Sur la route. Et à la différence de Dean Moriarty, Japhy Ryder ne partage pas cette fièvre : il s’apprête au contraire à entériner sa propre sagesse en partant dans un monastère au Japon. Une longue séparation programmée qui semble à un certain moment jouer un rôle dans le blues sous-jacent de Ray Smith, qui va perdre ainsi son mentor montagnard et principal interlocuteur bouddhiste, mais qui est loin d’être la seule explication. Les réalités physiques en sont une autre. Les plaisirs de la chair, la dépendance à l’alcool et l’attrait pour une agitation tant redoutée sont des choses dont Smith aimerait sincèrement se débarrasser. Mission ardue (c’est justement pour cela qu’il coure de montagnes en déserts durant tout le bouquin), d’autant plus qu’à travers le principe bouddhiste du “non-faire” il s’ouvre à la méditation mais aussi l’oisiveté propice au retour sur Terre, avec toutes les tentations qu’il peut y trouver. La fin des Clochards célestes, ces deux mois sur Desolation Peak, prennent alors des allures de dernier défi puisque Ryder n’est plus là : ou Smith en redescendra épuré, ou il replongera dans la frénésie connue auprès de Dean Moriarty. Mais pour le savoir, ou plus exactement savoir le processus qui y mènera, il faudra attendre qu’il soit revenu à la civilisation, et ça sera dans Les Anges de la désolation. Pour l’heure, autant profiter à fond des écrits de Kerouac pendant sa phase “vagabond bucolique”. Un passage de sa vie dont la retranscription respire la même honnêteté et, quoique sur un registre différent, offre la même force que Sur la route, dont Les Clochards célestes n’est en fin de compte qu’une sorte de pendant zen.

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