La Part des ténèbres – Stephen King
The Dark Half. 1989Origine : Etats-Unis
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Grâce à l’incommensurable tâche pour laquelle Loïc Blavier s’est porté volontaire -à savoir rendre compte de l’imposante bibliographie (moins un, donc) de Stephen King- vous, habitués de Tortillalivres, n’êtes désormais pas sans savoir que ledit écrivain a mené une double vie pendant huit années. Parallèlement à sa carrière naissante et déjà couronnée de succès, il a publié pas moins de cinq romans sous l’identité de Richard Bachman jusqu’à ce que la supercherie soit révélée en 1985. Comme une majorité d’écrivains, Stephen King met beaucoup de lui-même dans ses livres, certains étant même directement inspirés d’événements qu’il a vécu ou de préoccupations bien réelles. Ainsi, Misery (1987) découlait de sa peur d’être un jour séquestré par un lecteur un peu trop empressé et fanatique. En 1988, il décide d’utiliser l’épisode Richard Bachman comme base de son nouveau roman : La Part des ténèbres.
Thad Beaumont s’est découvert une fibre d’écrivain dés son plus jeune âge et il ne lui aura pas fallu longtemps pour qu’il puisse voir son premier roman publié. Jusque là, sa trajectoire a tout de la trajectoire parfaite or les apparences sont trompeuses. Si le public boude vos écrits, il devient très difficile de vivre de sa plume et c’est ce qui arrive à Thad dont le premier roman n’attire l’attention que des critiques. Dés lors, pour subvenir aux besoins de sa famille, il occupe un poste d’enseignant en littérature à l’université du Maine. En parallèle, il essaie de donner une suite à sa carrière d’écrivain, sans réussite jusqu’au jour où il se crée une nouvelle identité -George Stark- sous laquelle il se met à écrire avec une facilité déconcertante des romans policiers au langage ordurier et à la violence omniprésente. Les livres de George Stark acquièrent un nombre de lecteur important, au grand dam de Thad Beaumont. Profitant qu’un de ses étudiants le fasse chanter à propos de sa double identité, il décide de lui couper l’herbe sous le pied en révélant la vérité à la presse et ainsi se débarrasser une fois pour toute de son pseudonyme. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement de George Stark…
La Part des ténèbres a beau comporter des éléments autobiographiques cela n’empêche pas Stephen King de prendre quelques libertés avec sa propre histoire. En ce qui le concerne, les romans écrits sous son propre nom obtenaient bien plus de succès que ceux publiés sous pseudonyme. Et puis il ne semble jamais avoir souffert du syndrome de la page blanche. La où le héros de papier et l’écrivain se rejoignent c’est que leurs pseudonymes sont nés d’une frustration : celle de ne plus pouvoir finir un roman pour Thad et celle de ne pas pouvoir publier plusieurs livres la même année sous peine de saturer le marché pour Stephen King. Lorsque George Stark s’impose à Thad, celui-ci se trouve au creux de la vague. Sa femme vient de faire une fausse couche (elle attendait des jumeaux) et lui ne parvient plus à enfanter du moindre roman. Dans cette période délicate, ce pseudonyme lui offre la possibilité d’évacuer toute la somme des tensions et des frustrations qu’il a accumulé au fil du temps. Ecrire redevient subitement d’une facilité déconcertante parce qu’il ne s’embête plus à peser le moindre de ses mots afin que tout fasse sens et que le résultat lui vaille les honneurs d’un prix littéraire. Il écrit pour ne pas exploser, ce qui explique toute cette débauche de scènes violentes et de dialogues à la limite de la vulgarité. Il se sert de George Stark comme d’un défouloir et comme le révélateur de sa face sombre. Lui le mari aimant, bon père de famille et professeur estimé de ses collègues et élèves devient, dans la peau de George Stark, un homme froid, dure, profondément macho et quelque peu inquiétant. Très vite, il souhaite stopper cette mascarade. Certes, les romans qu’il publie sous pseudonyme lui rapportent beaucoup d’argent mais leur succès ne compense pas les blessures de son ego. On sent poindre chez lui cette volonté d’être un écrivain qui compte aux yeux des gens et de ses pairs, et pas de n’être qu’un « écrivaillon » qu’on lit seulement pour passer le temps, sans avoir trop à réfléchir au contenu. Mais de lui-même, il n’aurait jamais eu la force de « tuer » George Stark. En un sens, il aime trop la liberté que lui offre l’anonymat du pseudonyme. Et qui sait si il n’en aurait pas été de même pour Stephen King qui, grâce à Richard Bachman, a pu publier des romans de jeunesse (donc antérieurs à Carrie) qu’il n’aurait peut-être jamais osé sortir sous sa vraie identité.
Dès les premières pages, Stephen King ne laisse guère de doute quant à la particularité de Thad, l’affublant d’une tumeur hors du commun puisque composée des restants de son frère qu’il a absorbés durant leur séjour dans le ventre de leur mère. Durant tout le roman, Stephen King joue sur la gémellité (finalement, Thad et sa femme ont réussi à avoir des enfants : des jumeaux), sur l’idée de double. George représente à la fois le côté obscur de Thad et la matérialisation de son échec à devenir un grand écrivain. Dès l’instant où George émerge de la sépulture symbolique dans laquelle Thad avait fait mine de l’enterrer, ce dernier se retrouve à vivre une aventure similaire à celles que le héros récurrent de son double littéraire a pour habitude d’affronter. Son existence paisible et rangée se mue soudain en véritable cauchemar avec morts horribles à foison, soupçons de la police à son égard (George possède les mêmes empreintes que lui) et mise en danger de sa famille. D’abord timide, et aussi pour préserver un semblant de mystère, Stephen King fini par laisser libre court à son imagination dans la description des différents meurtres auxquels s’adonne George. Il leur consacre trois chapitres successifs, comme autant de parenthèses dans un roman finalement assez sage bien que les excès de violence reprendront en amont de l’affrontement final. Thad n’est pas un héros physique, ce qui se révèle par un profond statisme durant les deux tiers du livre. C’est par l’écrit qu’il tente de débrouiller toute cette affaire, se rendant compte du lien quasi télépathique qui le lie à son double. Un double qu’il n’affronte donc dans un premier temps que par écrits interposés et lors de communications téléphoniques pleines de tensions et pendant lesquelles chacun des deux interlocuteurs essaient de prendre le dessus sur l’autre. Là encore, il est question d’ego, chacun des deux cherchant à se montrer supérieur à l’autre. En fait, il ne s’agit là que du tiraillement de Thad entre ses ambitions auteurisantes et ses penchants plus populaires. Détruire George équivaudrait à éliminer en lui toute cette facilité qui le pousse à écrire des romans de gare alors qu’il aspire à des romans plus profonds, d’assumer enfin ses rêves en écrivant des livres qui lui tiennent vraiment à cœur. A l’inverse, George souhaite vivre pour enfin avoir une chance d’exister par lui-même. Il ne veut plus dépendre du bon vouloir de son créateur, prolongeant ainsi la figure tutélaire du monstre créé par le baron Frankenstein. Comme à son habitude, Stephen King prend son temps avant de placer ces deux aspects d’une même personnalité face à face. Il n’hésite pas à s’intéresser au shérif de Castle Rock Alan Pangborn -successeur du shérif Bannerman bien connu des lecteurs de Dead Zone et Cujo– un policier sérieux et intransigeant qui apporte une touche de cartésianisme au récit par sa farouche volonté de tout rendre tangible. Si pour le lecteur assidu de Stephen King, la présence de ce personnage peut s’avérer plaisante puisque s’insérant parfaitement dans la mythologie entourant Castle Rock, l’importance de celle-ci aurait plutôt tendance à minimiser l’intérêt du lecteur occasionnel du fait de passages redondants avec ce qui précède. Autre bémol, les romans de Stephen King ont tendance à pâtir de la multiplication des adaptations télévisuelles et cinématographiques. Dans le cas de La Part des ténèbres, l’intrigue perd beaucoup de sa saveur pour peu qu’on ait vu son adaptation par George Romero avant de lire le roman. Néanmoins, Stephen King demeure un habile conteur sachant comme personne éviter d’être ennuyant et qui, pour une fois, ne s’est pas laissé aller à trop d’esbroufe pour clore son récit, lui conférant même des élans poétiques en allant chercher cette légende issu du folklore américain à base de moineaux convoyeurs de morts. Dommage tout de même qu’il se refuse à nous évoquer les implications qu’une telle histoire peut avoir sur le futur proche de Thad et de sa famille. Puisqu’au final, si Thad semble tiré d’affaire vis-à-vis de George, il n’en va pas de même aux yeux de la justice pour laquelle il demeure le coupable idéal, quand bien même il bénéficierait du témoignage -à peine croyable- du shérif Pangborn. J’ai l’air un peu tatillon comme ça, mais cette fin abrupte démontre les limites d’un récit qui se veut avant tout efficace à défaut d’être solide.