Dead Zone : L’Accident – Stephen King
The Dead Zone. 1979Origine : Etats-Unis
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En cette année 1970, tout va bien pour John Smith : il occupe un emploi plaisant de professeur et il vient de trouver l’âme sœur en la personne de Sarah Bracknell, elle aussi professeur. Leur avenir ensemble s’annonce radieux, et leur amour culmine lors d’une nuit passée dans une fête foraine. Seule ombre au tableau de cette nuit idyllique : l’insolente chance de Johnny à un jeu de hasard, où il réussit à prédire tous les bons numéros sur plusieurs tours de roue. Mal à l’aise, Sarah l’implore de s’en aller, ce qu’il fait bien volontiers. Malade et peu désireuse de passer une première nuit commune devant les toilettes, elle le renvoie chez lui. Sur le chemin du retour en taxi, Johnny est victime d’un grave accident qui le laisse dans le coma. Il ne s’en réveillera que presque cinq ans plus tard, pour trouver le monde profondément modifié : l’Amérique n’est plus la même depuis le retrait du Vietnam, la crise pétrolière et la démission de Nixon, et surtout Sarah a refait sa vie avec un autre. Quant à sa mère, elle a plongé dans la bigoterie la plus folle pendant son coma. Comble du changement, Johnny se découvre en plus un mystérieux don qui lui permet de connaître le passé, le présent et l’avenir en touchant les gens ou des objets leur appartenant…
De toute la riche bibliographie de Stephen King, Dead Zone est probablement le livre le plus politique. Nous sommes à la fin des années 70, et l’auteur, âgé d’un peu plus de trente ans, entre dans l’âge mûr. C’est donc l’heure du bilan pour une décennie riche en évènements, essentiellement négatifs. Plongé dans le coma pendant les cinq premières années, les plus déterminantes, John Smith a quitté un monde de lutte et par conséquent d’espoir pour ne se réveiller que cinq ans plus tard, après le démarrage de toutes les grandes crises. Il se prend en pleine face toutes les mutations qui ont frappées le pays et qui ont réduites à néant toutes les espérances d’une jeunesse étudiante désormais perdue dans le renoncement. Le choc est rude, et John Smith doit s’y adapter immédiatement, là où tous ses camarades ont au moins pu sentir la progressive montée de leurs désillusions. Encore plus désespérant pour lui, la perte de sa petite amie, désormais mariée et mère d’un petit garçon. Bien que de bonne volonté, Sarah ne peut retourner dans le passé et n’offre à Johnny que le strict minimum, ce qui est peut-être encore plus dur que de ne rien avoir du tout. Incapable d’oublier une histoire d’amour qui pour lui date de la veille, Johnny doit là aussi faire face. Quant à sa mère, elle a sombré dans les bondieuseries, le soûlant lui et son père de conseils bibliques avant de mourir bêtement, par refus de tous soins autres que divins. Quant à son père Herb, il se retrouve veuf et criblé de dettes, celles contractées par les frais d’hôpitaux lors du coma de Johnny.
Tout en évitant les épanchements, gardant un style sec et percutant, King n’y va pas par quatre chemins : la vie de son personnage principal est complètement détruite. Et ce n’est pas fini, puisque son “don” va dès sa première occurrence devenir une malédiction en confiant à Johnny le poids de tous les secrets -parfois très lourds à porter- des gens qu’il touche. En en faisant part aux concernés lorsque ceux-ci courent un danger, Johnny ne va pas tarder à devenir l’attraction publique. Certains le considèrent comme un phénomène de foire, d’autres s’en remettent entièrement à lui en lui envoyant des effets personnels, d’autres le méprisent comme un mystificateur certain, d’autres enfin ont peur de lui…
Dans tous les cas, les gens se trompent sur son compte. Il ne cherche ni l’argent, ni la gloire, et il ne peut aider tout le monde : sa vie ne lui appartient plus, elle est entre les mains de la presse, qui se soucie très peu de la vérité. John Smith, nom passe-partout digne de l’anonymat auquel le personnage aspire en vain, est mis en pleine lumière et se voit attribuer le titre de nouveau messie aussi bien qu’il se fait accuser de charlatanisme, rappelant en quelque sorte Richard Nixon, duquel on attendait également monts et merveilles pour se retrouver au final avec une corruption érigée en système. Johnny porte le poids de toute la société sur ses épaules : les cyniques désabusés cherchent à l’enfoncer et les naïfs désespérés veulent à tout prix le voir comme un prophète annonciateur d’espoir, là où il n’est en réalité capable que de percevoir les tragédies, forcément peu agréables à entendre et qu’il a donc bien du mal à faire admettre à des gens qui croient en lui, mais qui le prennent immédiatement en grippe dès qu’il émet une prévision. Il est, quoi qu’il arrive, voué à la haine ou au mieux à l’incompréhension. Sa solitude est absolue, ses rares proches (son père, Sarah, le médecin qui l’a sorti du coma) ne pouvant partager son fardeau. Rien que l’action d’aider la collectivité, comme il le fait à Castle Rock en devinant l’identité d’un assassin (première mention de la ville fétiche de Stephen King, qui ne plonge pas encore dans les détails de la communauté) ne lui procure pas la satisfaction qu’elle devrait : il reste avec le souvenir de cette affaire très glauque à base de meurtres d’enfants et de tueur psychologiquement martyrisé.
Malgré tout, Johnny va être en grande partie déchargée des attentes populaires et médiatiques, remplacé par un homme politique prônant le changement : Greg Stillson. Ancien vendeur de bible, ancien ouvrier, il cache en fait un passé plus que trouble et un présent qui ne l’est pas moins. A la tête d’un escadron de sécurité formé par des motards repris de justice, il se fraie lui-même une voie royale jusqu’à Washington. Il se repose sur un soutien populaire aveugle, attribuant à Stillson la même qualité qu’à Johnny : il annonce le futur. Mais Stillson annonce un futur chantant et en réalité ultraconservateur où l’Amérique sera débarrassée de tous ses parasites (comme les assistés, oui, oui !). Le style fantasque autant que les discours démagogues du politicien séduisent les masses prêtes à se jeter dans les bras de n’importe quel sauveur se démarquant de la triste réalité. Au cours d’un meeting, Johnny a eu l’occasion de serrer la main à Stillson, et ce qu’il a aperçu du futur est pire que le présent : dictature et guerre nucléaire. Là réside le seul destin de Johnny, qui se voit confronté à la plus célèbre question qu’un amateur de politique-fiction puisse se poser : “si vous aviez rencontré Hitler avant son accession au pouvoir, qu’auriez-vous fait ?”. La dernière partie du livre est une réflexion autour de ce thème, qui prend ses appuis dans la vie d’un John Smith dont l’état physique se détériore. En ayant posé toutes les bases politiques et sociales de l’Amérique de la fin des années 70 (il fait même des véritables politiciens des acteurs furtifs de son roman), King se veut réaliste, la destinée de John Smith n’en apparaissant que plus saisissante. Les connotations christiques du personnages sont indéniables, et pourtant King ne se montre jamais catégorique sur l’origine de ce don (ou plutôt malédiction). Le lecteur est finalement libre d’y voir ce qu’il veut, le principal n’étant de toute façon pas là mais dans le bilan extrêmement noir que l’auteur dresse des années 70. Vestige anachronique mis au ban (parfois non sans une certaine nostalgie -comme pour Sarah-), John Smith aura parfaitement synthétisé toute la décennie, et apparaît encore aujourd’hui comme le meilleur des personnages que King ait pu inventer.
Quant à Dead Zone, il reste aussi l’un de ses meilleurs livres, la justesse de ses constatations (où comment une foule sans repère peut élire n’importe qui !) faisant même regretter la globale absence frontale de politique dans les livres de Stephen King.