Dans l’abîme du temps – H.P. Lovecraft
The Shadow out of time. 1936Origine : Etats-Unis
|
Respectable professeur d’université, Nathaniel Peaslee craint désormais d’être considéré comme un fou. Bien qu’il s’efforce lui-même de trouver une explication logique à ce qu’il a trouvé au cours de ses recherches archéologiques dans le désert de l’Australie occidentale, il est au fond de lui certain qu’en poursuivant les recherches qu’il a lui-même initiées, l’humanité s’expose à un dangereux savoir qui remettra en cause tous les fondements de la science, de la civilisation et du cosmos. Son histoire commença il y a de nombreuses années de cela, après qu’il eut été victime d’un malaise duquel il ne se réveilla en tant que lui-même que 5 ans plus tard. Entre temps, Nathaniel Peaslee ne fut plus Nathaniel Peaslee mais un inconnu terrifiant duquel se détournèrent tous ses proches. Pendant 5 ans, cette deuxième personnalité se livra à des recherches ésotériques basées sur les livres interdits tels que le Necronomicon de l’arabe dément Abdul Alhazred, Le Culte des Goules du Comte d’Erlette, La Valise en carton de Linda De Suza ou encore le De Vermis Mysteriis de Ludwig Prinn. A son “réveil”, Peaslee retrouva sa véritable personnalité. Et pourtant, ses nuits furent agitées d’épouvantables cauchemars dans lequel il évoluait dans un décor cyclopéen en tant qu’esprit captif d’une civilisation très reculée régie par de gigantesques êtres coniques et tentaculaires, qui elle-même supplanta une autre civilisation, emprisonnée sous terre par des trappes scellées et promise à un retour dévastateur. Recoupant ses rêves avec les témoignages d’autres personnes victimes au cour des siècles du même genre d’absence, il en vint à suspecter l’existence réelle de ces civilisations, capables de voyager à travers le temps et l’espace. En homme rationnel, Peaslee trouva la paix de l’esprit dans la psychanalyse, qui lui offrit une explication logique. Ses cauchemars ne cessèrent pas, mais le professeur les vit dorénavant sous un angle psychologique. C’est donc fort logiquement qu’il se rendit en Australie, où on venait de mettre à jour des blocs de pierre ressemblant étrangement à ceux que Peaslee observa dans ses songes.
En 1936, année de publication de la présente nouvelle dans le magazine Astounding Stories, la mythologie de Lovecraft est depuis longtemps établie, tout comme son style d’écriture. Pour autant, malgré sa misanthropie qui aurait pu le faire vivre dans une bulle créatrice, il ne fait pas de son univers quelque chose d’imperméable. Il laisse bien volontiers ses amis participer à sa construction, et il n’hésite pas à intégrer des références à des univers voisins dans le sien. Les cimmériens de Robert Howard sont ainsi mentionnés ici comme l’une des civilisations inconnues dont Peaslee apprend l’existence durant son séjour comme esprit captif parmi la Grand’Race des Yiths. Et Lovecraft ne se prive pas non plus de s’inspirer de fictions sortant du cadre de la fantasy, voire de la littérature. Sorti en 1933, le film Berkeley Square de Frank Lloyd et son histoire de régression spirituelle dans le temps l’aurait paraît-il particulièrement impressionné, lui qui ne s’est jamais senti à l’aise dans son époque et qui ne s’est jamais privé de le revendiquer dans ses récits. A cette influence s’ajoute l’actualité scientifique, puisqu’outre la psychologie (ici perçue comme une illusoire issue à des problèmes, peut-être évocatrice d’un certain scepticisme de l’auteur pour cette science), Lovecraft utilise les théories d’Einstein pour justifier son univers. Les dimensions et la conception du temps sont au cœur de Dans l’abîme du temps, et l’auteur aime à laisser entendre que le savant a ouvert des portes dangereuses. On ne saurait bien entendu considérer que des Yiths ont existé sur Terre bien avant les hommes, bien avant l’apparition des dinosaures, mais tout de même, on ne peut que louer cette volonté de rattacher la mythologie lovecraftienne à la réalité. C’est ce qui fait de Lovecraft un auteur à la fois d’horreur, de fantasy, mais aussi de science-fiction, puisque les mondes qu’il invente gardent un lien avec le notre. Dimensionnels ou temporels, ces mondes existent parallèlement au notre, et le grand “truc” de l’auteur est justement de trouver un moyen pour ouvrir une fenêtre du monde des humains à celui des anciens. C’est le rôle dévolu aux sorcières, aux adorateurs de Cthulhu et autres. Dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit de la Grand’Race et de l’échange d’esprits. Procédé particulièrement malin, puisqu’il permet non seulement d’envoyer un Yith au XXème siècle, mais surtout d’envoyer un professeur d’université chez les Yiths (ce qui va à contre-courant de ce que fait généralement l’auteur). Ce qui permet à Lovecraft de recourir aux complexes descriptions qu’il apprécie tant et qui ont fait sa renommée, faites de superlatifs rattachés au champ lexical de la peur. Les habitants, l’architecture mais aussi les coutumes, tout est fait pour plonger le personnage principal dans un inconnu terrifiant. Ce qu’il apprend bouscule toutes ses croyances, qu’il pensait pourtant savantes compte tenu de sa position de maître d’université. L’étendue des capacités et des connaissances des Yiths fait des hommes de vulgaires moucherons à la merci de n’importe quelle civilisation du passé comme de l’avenir. L’humanité est renvoyée à l’obscurantisme le plus crasse… Le plus inquiétant est pourtant que les Yiths ne sont pourtant pas la plus grande force. Ils sont après tout pacifistes, et ne recherchent que la connaissance du temps et de l’espace. Par contre, les entités qu’ils ont enfouies sous terre, sous leurs trappes scellées, sont bien plus démoniaques. Sans que Lovecraft ne les mentionne, on devine là ses fameux Grands Anciens. Or, si les Yiths sont eux-même effrayés par ces entités, que doit éprouver l’humanité, alors que les vestiges trouvés en Australie sont en train de mettre à jour les bâtiments visités par Peaslee, qui sait que les trappes ont été ouvertes, puisque les Yiths l’avaient constaté en explorant l’avenir ?
Comme à son habitude, Lovecraft rédige une nouvelle dominée par la sensation d’écrasement et d’inéluctabilité. Son personnage principal n’est guère plus qu’un témoin privilégié, et il ne peut strictement rien faire pour modifier le cours de l’Histoire et des évènements. La construction du récit n’y est pas non plus pour rien, et trouve son paroxysme au début et à la fin, comme toujours chez l’auteur. Le tout début de la nouvelle est en fait sa finalité, et jusqu’au dénouement effectif la tension ne fait que s’accroître, jusqu’à l’explosion finale. Le suspense ne compte plus, puisque l’on sait que la fin sera ouverte. L’épouvante chez Lovecraft ne repose pas tant sur ses monstres eux-mêmes que sur ce qu’ils représentent pour l’humanité. L’état mental de Peaslee n’est qu’un avant goût de ce qu’elle pourrait bien connaître à grande ampleur un de ces jours, si les secrets et les connaissances abrités dans les vestiges archéologiques venaient à être révélés.