CinémaDrame

The Servant – Joseph Losey

servant

The Servant. 1963

Origine : Royaume-Uni 
Genre : Drame sadomasochiste / Lutte des classes 
Réalisation : Joseph Losey 
Avec : Dirk Bogarde, Sarah Miles, James Fox, Wendy Craig…

A la suite du décès de ses parents au Kenya, Tony, un jeune et riche aristocrate, acquiert dans le quartier de Chelsea, à Londres, une maison style géorgien. Malgré l’élégance de ses apparences, la maison est en ruine, et Tony engage un domestique, Barrett, pour s’occuper de la restauration de l’édifice. Grâce à la diligence et aux talents de Barrett, la maison est rapidement transformée en demeure luxueuse, confortable et de bon goût. Barrett assure un service impeccable, toujours prêt à veiller sur la santé de son maître en lui préparant un cachet d’aspirine ou un bain de pieds chaud. Susan, la fiancée de Tony, se rend compte assez vite que Barrett est en train d’usurper son propre rôle, et l’ascendant que le domestique ne laisse pas de prendre sur son fiancé la rend très agressive à l’égard de Barrett. Ce dernier installe alors au domicile de Tony, une jeune femme, Vera, qu’il fait provisoirement engager comme femme de ménage et qu’il présente comme étant sa propre sœur. Véra séduit Tony. Mais, un peu plus tard, ce dernier fait la découverte de la nature des relations qui unissent Barett et Vera : en revenant plus tôt que prévu de weekend avec Susan, il s’aperçoit que son serviteur et la jeune femme ont profité de son absence pour faire l’amour dans son propre lit. Dégoûté, il les chasse tous les deux, non sans essuyer les pires insultes. Mais Tony est devenu totalement dépendant psychologiquement de Barrett. Avilie et humilié, il commence à boire, à se disputer avec Susan, et il laisse sa maison se dégrader progressivement. Mais un jour, Tony retrouve par hasard Barrett dans un pub et le reprend à son service. Dès lors, le jeune homme n’est plus qu’un jouet entre les mains de son arrogant serviteur, qui le subjugue et anéantit en lui toute volonté. L’élégante maison de Chelsea va devenir peu à peu un lieu de débauches et d’orgies de toutes sortes…

C’est en 1954 que Joseph Losey manifesta son intérêt pour le court roman de Robin Maugham intitulé The Servant. Il offrit immédiatement le rôle titre à Dirk Bogarde qui manifesta une certaine surprise : le personnage de Barrett était pour le moins différent de ceux qu’il avait pour habitude d’interpréter à l’écran. Finalement, l’acteur et le metteur en scène estimèrent que le projet avait de toute façon fort peu de chance d’aboutir, à une époque où la censure rigoureuse continuait de sévir sur la production britannique. Six ans plus tard, les mentalités ayant à cet égard considérablement évoluées, Dirk Bogarde fait montre d’un indéniable courage en renonçant à ses personnages de comédie pour jouer l’avocat homosexuel de La Victime (Victim, 1961), remarquable plaidoyer de Basil Dearden en faveur de l’abolition des lois punissant l’homosexualité. Entre-temps, les droits du roman avaient été acquis par Michael Anderson, qui en avait confié l’adaptation au dramaturge Harold Pinter. Après avoir racheté les droits pour la somme de 12 000 dollars, Joseph Losey s’associa à son tour à Pinter pour donner au scénario sa forme définitive. S’étant assuré par ailleurs de la participation de Bogarde, le cinéaste put produire le film à la condition de respecter un budget fixé à 141 000 livres. Non seulement le budget ne fut pas dépassé, mais le film fut un succès commercial.

A bien des égards, The Servant peut être considéré comme une sorte d’appendice explicatif au propos développé dans Eva (1962), dont l’échec avait singulièrement affecté Joseph Losey. Selon Losey, la dégradation est un élément très important. Dans les deux films, un personnage l’emporte sur l’autre et le détruit. La seule différence est une différence de sexe. Eva comme le serviteur sont exploités dans la société et utilisent la sexualité pour se venger, ainsi qu’une intelligence beaucoup plus grande que celle de l’autre. Eva est beaucoup plus douée que Stanley Baker, et le serviteur que le personnage de James Fox, et tous les deux comprennent beaucoup mieux la marche du monde. Tony, dont la famille possède richesse et pouvoir, et qui parle des événements d’Amérique du Sud, n’y comprend en fait rien du tout, en comparaison du serviteur. Et Eva, prostituée de haut vol, comprend beaucoup mieux que l’intrigant joué par Stanley Baker le fonctionnement du monde. Il pense que c’est lui qui en décide, mais, lorsqu’il se trouve attrapé par quelqu’un qui sait mieux que lui, il est perdu.

Les rapports de classes, dont The Servant offre une inversion magistrale, sont de toute évidence fondés sur l’attirance que le jeune aristocrate éprouve envers son serviteur. La relation sadomasochiste qui s’instaure entre les deux personnages trahit clairement l’homosexualité latente de Tony, encore que sur ce point précis Losey se soit toujours exprimé avec la plus extrême prudence. Finalement, on peut résumer leurs rapports à ceci : Entre les deux hommes, il ne se passe rien pendant toute la durée du film. Après ? Tout est possible. C’est un sujet tragique comme tout ce qui est plus fort que la société, que la règle, que soi.
Le jeune homme peut apparaître comme l’innocence, et c’est pour cette raison qu’il est un homosexuel fondamental. Tout homme doit vaincre une partie de lui-même pour aller vers la femme. Il convient de souligner dès lors, la performance de Dirk Bogarde et de James Fox, dont le jeu tout en retenue et en concentration exprime avec une efficacité exceptionnelle les ambigüités dans leur comportement et dans le dialogue de Pinter.
Formellement impressionnant, peinture progressivement de plus en plus fascinante de la déchéance d’une classe dirigeante, The Servant est un chef-d’œuvre que le temps ne tarit pas. Il est étonnant même de voir s’imprimer à l’écran autant de maîtrise et de symbiose artistiques lorsque l’on sait que Losey tomba malade durant une partie du tournage, donnant alors ses instructions par téléphone à Bogarde. A l’instar des miroirs omniprésents tout au long du film, Losey prévient qu’à force d’arrogance, les classes pourraient tout aussi bien s’inverser. Peut-être même y a t-il un prolétaire dans chaque aristocrate et à l’inverse, un bourgeois en puissance chez le simple employé. Un grand film.

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