Soy Cuba – Mikhail Kalatozov
Soy Cuba. 1964Origine : U.R.S.S. / Cuba
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Bien des choses peuvent être dites sur les changements survenus à Cuba après la prise du pouvoir par les rebelles de Fidel Castro en 1959. Si il y a bien une chose qui ne peut être remise en doute, même par les plus acharnés des anticommunistes, c’est bien la renaissance du cinéma local, qui comme dans tout bon régime socialiste passa aux mains d’un organe d’État, l’Institut cubain de l’Art et de l’Industrie cinématographique. Sous l’impulsion de cette institution, l’industrie cinématographique cubaine, qui n’avait alors accouché que d’une quatre-vingtaine de films depuis la création des frères Lumière, devint la plus florissante des Caraïbes. Elle bénéficia aussi à ses débuts de l’aide apportée par les frères soviétiques, qui au début des années 60 montèrent trois co-productions destinées à rapprocher leurs peuples respectifs. Soy Cuba est l’une d’entre elles. Réalisée par Mikhaïl Kalatozov, palme d’or à Cannes en 1958 avec Quand passent les cigognes, et bénéficiaire ici d’une totale liberté, cette œuvre ambitieuse nécessita l’aide des des gouvernements respectifs des deux pays (Cuba déléguant par exemple un millier de militaires) et de moyens techniques hors-normes, y compris aux standards de l’occident capitaliste. Tout ceci pour un sujet prenant ses racines dans le récent passé de l’île et qui ironiquement allait être tournée pendant la fameuse crise des missiles d’octobre 1962, ce qui n’allait qu’intensifier le côté politique. Le film -en noir et blanc- est scindé en quatre parties, des sketchs liés logiquement entre eux par le fil de l’Histoire : les deux premiers se concentrent sur l’exploitation du peuple cubain, prenant l’exemple de Maria (Luz María Collazo), forcée à la prostitution pour survivre, et de Pedro (José Gallardo), un vieux paysan mis au chômage et à la rue par le rachat de la plantation de cannes à sucre sur laquelle il a construit sa vie. Puis Kalatozov retourne à La Havane pour suivre Enrique (Raúl García), qui avec quelques camarades étudiants prépare l’insurrection et combat la propagande américaine. Enfin, direction la Sierra où Mariano (Salvador Wood), un paysan, décide de rejoindre les troupes révolutionnaires de Fidel auxquelles il était initialement opposé après que son fils ait péri sous les bombardements américains. Cette construction suit pas à pas les étapes révolutionnaires : d’abord l’exploitation, puis le soulèvement un peu naïf condamné à l’échec, et enfin l’organisation militaire d’une guerilla révolutionnaire que l’on sait victorieuse.
Dans la rhétorique révolutionnaire cubaine, et même dans les premières lignes de la Constitution, le socialisme de Marx, Engels et Lénine va de pair avec l’affirmation de la souveraineté nationale prônée naguère, au XIXème siècle, par José Martí. Ce n’est pas une surprise : après la domination espagnole, Cuba ne tarda pas à passer dans le giron américain. Si la colonisation administrative n’avait plus cours, la colonisation économique américaine, c’est à dire l’impérialisme yankee, fit de Cuba “le bordel de l’Amérique”. La fausse souveraineté ne pouvait alors plus qu’être combattue par Fidel Castro et ses barbudos, l’indépendance nationale devant soutirer définitivement l’île des griffes de la domination économique, source d’appauvrissement du peuple au profit de la bourgeoisie américaine. La patriotisme, c’est à dire la lutte pour la souveraineté nationale, avait donc pour but de débarrasser Cuba de ses parasites étrangers, tandis que le socialisme se fixait pour objectif de débarrasser le peuple des parasites locaux, c’est à dire la bourgeoisie cubaine. Soy Cuba s’articule donc autour de deux grands axes : l’identité cubaine et les raisons de la conversion du pays au socialisme.
Il peut sembler étonnant que cette ode à Cuba ait été réalisée par un réalisateur soviétique, dont le pays est pour le moins éloigné de Cuba et de sa culture. S’en offusquer serait faire peu de cas du travail effectué en amont par le réalisateur et par ses deux scénaristes : le poète soviétique Ievgeni Ievtushenko et le romancier cubain Enrique Pineda Barnet, qui personnifient l’île en ayant recours au début du film, à la fin et entre chaque sketch à une voix off féminine récitant quelques vers en démarrant par la phrase “Soy Cuba” (Je suis Cuba). L’ouverture du film se fait via un plan séquence aérien, arrivant depuis la mer sur les côtes cubaines parcourues d’une épaisse forêt, comme pour signifier que nous entrons sur un territoire encore vierge, sur lequel nous ne connaissons finalement pas grand chose. Les premières phrases prononcées sont les vers de la voix off (probablement l’œuvre de Ievtushenko) qui s’en réfèrent au jugement prononcé par le découvreur de l’île, Christophe Colomb : “C’est la terre la plus belle que des humains aient contemplé“. Les quatre sketchs se déroulent dans quatre lieux différents, donnant à voir autant d’aspects de l’île de Cuba. Les bars de jazz et leur ambiance festive, les hautes plantations de cannes à sucre et leur blancheur étincelante, La Havane et ses monuments, la Sierra et ses montagnes à perte de vue, tous ces endroits font parti du patrimoine cubain. En ville, la solidarité prédomine, et à la campagne, l’attachement à la terre est presque organique. Pedro, le vieux paysan, s’y adresse à ses cannes à sucre comme à des membres de sa famille, et lorsque son patron vient l’avertir de la vente de ses terres, Pedro perd toute raison de vivre. Il préfère encore brûler ses cannes plutôt que de les voir tomber dans les mains de gens pour lesquels la terre n’est qu’un puits d’argent en perspective, qui sera traité avec mépris jusqu’à ce que ses ressources soient asséchées. Les cubains sont nés de la terre, et entretiennent avec elle une relation privilégiée fondée sur l’humilité. Les citadins disposent eux aussi de cet orgueil fondé non pas sur la puissance financière, mais sur la fierté d’être issu des entrailles de Cuba. Ils se retrouvent entre eux comme le faisaient les résistants français durant l’occupation. Leur patriotisme n’est pas un patriotisme supérieur et impérialiste, au contraire de celui des marins américains qui osent chanter en pleine rue “USA, greatest country on Earth” pour provoquer le peuple asservi : c’est un patriotisme basé sur la terre, la culture et la volonté d’autodétermination. Pour magnifier l’île et ses habitants légitimes, Mikhaïl Kalatozov laisse la caméra à Sergei Urusevsky, son chef opérateur. Les mots sont secondaires, les dialogues sont d’ailleurs rares, et les images parlent d’elles-mêmes. Soy Cubaest un film pouvant être qualifié ” d’aérien” : les plans-séquences d’une fluidité poétique absolue y sont légions et souvent orientés en contre-plongées pour capter la pureté du ciel autant que pour célébrer la dignité ou les souffrances de tous les opprimés. Le second sketch, au milieu des cinégéniques cannes à sucre et des hauts palmiers, est celui dans lequel Cuba se montre la plus belle et ses habitants les plus dignes. La domination dont l’île est la victime n’en apparaît que comme plus scandaleuse.
Les américains apportent avec eux non seulement l’arrogance impérialiste mais aussi toute la perversion née de leur système économique. La voix off décrit cette situation en ces termes : “Je suis Cuba. Pour toi, je suis des casinos, des bars, des hôtels…” Avant le premier sketch figure un autre magistral plan-séquence dans un hôtel de luxe, où les techniciens du film se passèrent la caméra de main en main du toit jusqu’à la piscine en contrebas, capturant l’oisiveté et la superficialité de tous ces bourgeois isolés de la pauvreté du peuple. Le plan-séquence s’achève dans la piscine, au milieu des nageurs, plan qui nécessita une caméra spéciale construite avec du matériel utilisé pour la fabrication de périscope. L’enchaînement est alors fait dans un club de jazz, loin encore en dessous de la piscine. Là les américains se livrent à leur fantasmes, achetant des cubaines comme Maria, appelée Betty pour parfaire leurs fantasme. Traitées comme des objets , jouées à la courte-paille, les filles n’ont pas leur mot à dire, et refuser les avances de leurs exploiteurs les plongeraient encore un peu plus dans la pauvreté. L’honneur est bafoué, la pureté est achetée, et même les quelques résidus d’espoir se monnayent. Ainsi l’américain avec lequel part Maria achète-t-il le crucifix de sa conquête du soir contre la volonté de sa propriétaire. Ceci se déroule après avoir décidé d’aller faire l’amour chez Maria, pour parfaire un peu plus le fantasme de domination. Le petit ami de la jeune femme doit ainsi assister au petit matin au triste spectacle du départ de l’américain. Ainsi Maria n’est plus la seule à avoir souffert : son ami est lui aussi la victime de l’oppression. Maria ne l’ayant pas averti de son “travail de nuit”, la dignité dont elle avait fait preuve jusqu’ici s’effondre. La même volonté de ne pas faire retomber la douleur sur les autres est partagée par le paysan Pedro, qui tait l’expropriation et envoie ses enfants en ville avant de céder à la fureur et de mettre feu à la plantation dans un furieux plan-séquence évoquant les feux de l’enfer. Un acte fort pour préserver sa propre dignité, mais qui ne tiendra pas bien longtemps. La bourgeoisie cubaine, propriétaire et revendeuse des terres, est vue comme aussi pourrie que ses acheteurs américains, la United Fruit. Pour les deux, le vieil homme et sa famille ne sont que des objets pouvant être arrachés comme les cannes à sucre elles-mêmes.
Le sketch d’Enrico est un premier pas dans le mouvement révolutionnaire : encore naïf, l’étudiant maîtrise mal ses pulsions de vengeance et met en péril l’organisation fixée par son leader et camarade. Il répond ainsi aux provocations américaines, dont les assassinats en pleine rue n’ont autres objectifs de faire sortir les insoumis de la foule. La lutte contre les révolutionnaires est au cœur de ce sketch, qui nous montre la propagande américaine tenter de briser le mouvement en annonçant la mort de Fidel, obligeant les rebelles à préparer un tract de démenti, et donc à se découvrir. C’est une lutte de tous les instants, mais qui demeure vouée à un échec glorieux : celui d’Enrique, à la tête d’une foule descendant les marches d’un palais en chantant l’hymne de Bayamesa (l’hymne cubain) sous les jets d’eau de la police américaine. Le progrès par rapport aux deux premiers sketchs est pourtant notable : c’est le début d’une conscience politique de résistance, également symbolisée au début par le refus d’Enrique de voir une cubaine être débauchée par des américains.
En toute logique, le quatrième sketch est l’aboutissement de cette politisation. Des différents drames qui ont jusqu’ici jalonné le film, celui de Mariano est le plus cruel : la mort. Tel est la destinée de Cuba sous occupation américaine, ce qui ne laisse donc d’autre choix que d’intégrer les troupes de Fidel. Le choix du bon sens. “Mourir pour la patrie, c’est vivre”, dit l’hymne cubain. Et en effet, les dangers encourus sont grands, dans une guerilla qui pour s’armer doit ramasser ses armes sur les cadavres de ceux qui sont tombés. Mais cette guerilla est une guerilla révolutionnaire, effectuée avec le peuple de Cuba et pour le peuple de Cuba. Kalatozov se permet une référence ouverte au Spartacus de Kubrick (scénarisé par le communiste Dalton Trumbo) en reprenant la fameuse scène où les troupes d’esclaves affranchis déclarent tous unanimement “Je suis Spartacus“, déclaration remplacée ici par “Je suis Fidel“.
Peu de mots sont nécessaires pour conclure sur ce chef d’œuvre. La ferveur révolutionnaire et patriote de Soy Cuba n’a d’égal que la brio de sa mise en scène. “Grosse propagande” diront ceux qui à l’instar du premier plumitif au Figaro venu souhaitent la mort du sanguinaire Fidel et le retour aux vertus du capitalisme de l’époque de Fulgencio Batista (dont l’image est brûlée par Enrique et ses camarades dans le troisième sketch). Le film de Kalatozov est un témoignage historique crucial sur les origines du socialisme cubain, et le regarder de nos jours permet de se rappeler pourquoi Cuba se montre si attachée à sa souveraineté, quitte à payer le prix des pénuries et des décrépitudes (d’ailleurs en partie dû au blocus économique des Etats-Unis et de leurs alliés). Une telle propagande, au sujet de laquelle Martin Scorsese (qui en compagnie de Francis Ford Coppola aida le film à être distribué en Amérique après plus de trente ans d’interdiction dû à la guerre froide) déclara que “si ce film avait été montré en 1964, le cinéma aurait été différent dans le monde entier“, il en faudrait davantage. Cela changerait un peu d’Hollywood, dont la propre propagande sait à l’occasion se couvrir d’une touche de “divertissement” abrutissant.