Les Démoniaques – Jean Rollin
Les Démoniaques. 1974Origine : France / Belgique
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Comme le clamait si bien le générique de la série Arnold et Willy, « Il faut de tout pour faire un monde !». Et j’ajouterai qu’il en va de même pour un site cinématographique. De fait, Tortillafilms ne pouvait passer plus longtemps à côté de Jean Rollin, personnalité atypique de la série B française surtout connu pour son œuvre érotico-fantastique, mais également pionnier du film X et pourvoyeur en nanars majuscules. Chantre d’un fantastique atmosphérique et aux images léchées, Jean Rollin a dès ses débuts dans le monde du cinéma (Le Viol du vampire / La Reine des vampires, 1967) voulu s’inscrire dans ce courant trop vite oublié du fantastique à la française, celui des Luis Bunuel, Georges Franju ou encore Louis Feuillade. C’est dans ce sillon qu’il a signé ses œuvres les plus personnelles, et qui lui valent encore aujourd’hui d’être loué par les anglo-saxons. En France, il serait plutôt moqué même si depuis quelques années, le regard porté sur lui tend à changer, au point d’en faire un objet de culte. Pour ma part, je me garderais bien de tout excès, dans un sens comme dans l’autre, Les Démoniaques étant ma première incursion dans l’univers du sieur Rollin.
Par une sombre nuit, quatre naufrageurs se repaissent du maigre butin amassé lorsque deux jeunes femmes, rescapées du navire échoué, se fraient péniblement un chemin à travers les flots. Brute épaisse avide de violence, le Capitaine somme ses deux hommes de s’amuser avec elles, pour le plus grand plaisir de Tina, sa maîtresse. Brutalisées et violées, les deux jeunes femmes sont laissées pour mortes sur la grève, alors que leurs agresseurs regagnent la taverne du village. Là, un quidam aura tôt fait de troubler leur quiétude en criant à la cantonade qu’il a aperçu les silhouettes de deux esprits errant sur la plage, annonciateurs d’un grand malheur…
A en croire le dos de la jaquette –mais faut-il encore prêter attention à ce qui y est écrit, résumé mis à part ?–, Les Démoniaques serait un hommage rendu aux films de piraterie d’antan. Si ce n’est la présence d’odieux naufrageurs, nous sommes en droit d’en douter. Plus sûrement, Jean Rollin fait du Jean Rollin, délaissant momentanément la figure du vampire pour une sorte de diablotin trop maquillé et maintenu prisonnier (ou sous bonne garde, on ne sait trop) dans les sous-sols d’une église en ruines. La croyance locale en fait un démon dont on doit redouter le réveil, alors qu’il s’avère plutôt inoffensif et surtout compréhensif, n’hésitant pas à donner de sa personne pour que les deux naufragées puissent assouvir leur vengeance. Après cette passation de pouvoirs à la faveur de coïts attentionnés, plus de doute possible, Satan l’habite. Au passage, je ne résiste pas à la tentation de porter à votre attention l’un des nombreux titres attribués au film –Deux vierges pour Satan– à la pertinence douteuse, sachant que les deux jeunes femmes arrivent au chevet du Malin plus très fraîches, leur jardin secret ayant été abusivement piétiné par d’indélicats naufrageurs. Quoique leur virginité peut se lire d’une autre manière, à savoir leur pureté intacte quant à la violence. Bien que nanties des pouvoirs du Malin jusqu’au lever du jour, elles rechignent à en faire usage pour tuer, se contentant de quelques tours de passe-passe bien inoffensifs. Trop pures pour ce monde de mort, elles périront en martyres sur l’autel de leur générosité.
Pourtant, elles ont face à elles quatre rebus de l’humanité, quatre êtres abjects qui rivalisent en ignominie. Le générique nous les décrits par le menu, le film valant alors illustration des propos de la voix off. Marins déchus, les trois soiffards se vengent en précipitant les navires sur les récifs pour se repaître de leurs maigres trésors. Ils n’ont d’autre ambition que d’avoir suffisamment de doublons pour épancher leur soif à la taverne du coin. La violence leur sert d’exutoire, seul moyen de crier leur dégoût d’un monde qui les rejette. Mais à la longue, ils ont fini par y prendre plaisir. Et à ce petit jeu-là, c’est Tina qui se montre la plus perverse. Véritable tigresse à la féminité débordante, elle a su s’imposer avec ses propres armes dans l’univers exclusivement masculin de la piraterie. Face au Capitaine, elle n’est docile qu’en apparence, appréciant sa bestialité plus qu’elle ne la redoute et sachant parfaitement comment le manipuler. C’est d’ailleurs elle qui est à l’origine des deux supplices des naufragées, le Capitaine n’étant que l’exécuteur de ses basses envies. Elle leur voue une haine farouche, qui pourrait s’expliquer par l’état de fébrilité dans lequel les deux jeunes femmes plongent bien malgré elles le Capitaine, mettant ainsi à mal son ascendant sur ses deux acolytes. C’est qu’elle l’aime, son Capitaine… D’une incroyable sensualité, Joëlle Cœur compense allégrement ses piètres talents d’actrice. Certains ne s’y sont pas trompés puisque Les Démoniaques a aussi connu le titre Tina, la naufrageuse perverse, preuve de sa véritable emprise sur le film… ou d’une probable marque d’érotomanie. Que voulez-vous, nous sommes bien peu de chose devant un corps aussi émouvant, que Joëlle Cœur n’a eu de cesse au cours de sa météorique carrière de nous dévoiler. Mais dans l’ensemble, sa prestation ne dépareille pas au sein d’une distribution au jeu uniformément médiocre, tout dans l’outrance côté naufrageurs, et à l’économie, pour ne pas dire transparent du côté du diablotin et de ses affiliés. En même temps, Jean Rollin n’a jamais été réputé pour sa direction d’acteurs. Par contre, il sait créer une atmosphère propice avec des bouts de ficelle, notamment en tournant dans des lieux extraordinaires. Lorsque les personnages arpentent ce rivage croulant sous les algues, le cimetière de navires ou les ruines de la cathédrale, la magie opère. En dépit de l’accoutrement kitsch du gardien et du Malin lui-même ou de la présence incongrue d’un clown, censé tenir à distance les villageois trop curieux, ces lieux confèrent une forme d’authenticité au récit, à l’inverse de l’intérieur de la taverne, décorée à la manière d’un garage un soir d’Halloween.
Réputé pour ses velléités expérimentales, Jean Rollin a mis la pédale douce pour Les Démoniaques qui s’avère très accessible. Piètre conteur, Jean Rollin joue de ses points forts, magnifiant ses décors et nous gratifiant de belles images qui oscillent entre poésie macabre et visions expressionnistes. Cela confère à ces Démoniaques un charme étrange qui réussit par moment à nous emporter totalement.