La Ronde – Max Ophüls
La Ronde. 1950Origine : France
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La Ronde se déroule dans une Vienne de conte de fées où l’amour est comme un manège de foire : chaque fois que la roue cesse de tourner, on change de partenaire. Le meneur de jeu lance le manège et Léocardie, une prostituée, tombe amoureuse de Franz, un soldat qui la quitte pour regagner sa caserne.
Quelques jours après, Franz rencontre la charmante Marie dans un bal. Il la séduit, puis l’abandonne, mais la petite femme de chambre est aussitôt conquise par Albert, le fils de son patron.
Albert tourne bientôt les yeux vers une femme mariée. Il l’attire, mais Emma décide de ne pas mettre en péril sa vie conjugale. Le soir même, elle interroge son mari sur sa vie passée, ce qui l’embarrasse fort car il fait actuellement la connaissance d’Anna, une ravissante vendeuse ! Impressionnée, Anna se rend compte qu’une liaison avec lui serait sans avenir, et elle jette donc son dévolu sur un jeune poète, Robert. Ce dernier la trouve délicieuse, mais ennuyeuse, en même temps que d’être épris d’une actrice, l’ambitieuse Charlotte, qui apprécie son charme tout en préférant celui d’un officier fortuné.
Entre chacune de ces rencontres revient l’image fantasque du manège et la mélodie familière d’une valse.
Le cercle des rencontres continue sans rupture lorsque le comte, après une soirée de beuverie, vient passer la nuit avec Léocardie. Lorsqu’il quitte l’aimable prostituée au matin, le comte croise un simple soldat de son régiment qui vient lui succéder auprès des charmes de Léocardie. Ce jeune soldat n’est autre que Franz.
Ainsi la ronde des amours et des désirs est bouclée, prête à reprendre son manège…
D’origine sarroise, Max Ophüls n’a jamais tourné un seul de ses films en Autriche. Ces faits élémentaires méritent d’être rappelés au sujet de ce film, l’un des plus “viennois” qu’il ait réalisé. Déjà, à l’époque de Libelei (1932), l’atmosphère de cette œuvre tirée de la pièce mélancolique et charmante d’Arthur Schnitzler, que Hofmannsthal qualifiait de “comédie de l’âme”, avait trompé les critiques et historiens sur la véritable nationalité du réalisateur.
En portant à l’écran le subtil et ironique Reigen du même écrivain autrichien, près de vingt ans plus tard, Ophüls ne pouvait qu’entretenir une ambigüité qui s’était d’ailleurs poursuivie aux États-Unis, deux ans auparavant, avec Lettre d’une inconnue (1948). La vérité est que ce cinéaste cosmopolite éprouvait une affection particulièrement tenace et profonde envers l’univers pétillant de la Vienne impériale, et que celle-ci lui permettait d’incarner idéalement sa vision du monde.
Des dialogues suprêmement viennois d’Arthur Schnitzler, Max Ophüls a tiré, dans La Ronde, un véritable feu d’artifice cinématographique, une fabuleuse spirale romanesque où le mouvement perpétuel des affinités électives, des destinées sentimentales et des élans charnels, entraîne les êtres dans une folle sarabande amoureuse.
De cet univers éminemment instable et en constante transformation, Ophüls s’est fait l’ordonnateur génial. C’est le décor irréel et volontairement suranné d’une capitale autrichienne recomposée au prisme d’une imagination féérique, qu’une espèce de fatalité ironique préside à ces aventures qui se font et se défont sans cesse. Et pourtant, cette fatalité trouve en Max Ophüls un interprète pétri de tolérance et d’humanité. Alors que le film, dans de nombreux pays, fut accusé de cynisme par une censure vraiment peu clairvoyante, on ne peut être que frappés, au contraire, par l’extraordinaire tendresse que le cinéaste manifeste envers ses personnages : non seulement il se garde de les juger, mais il les aime en raison de la frénésie avec laquelle ils participent à la danse de la vie.
Incarné par Anton Walbrook, le meneur de jeu tient un rôle de première importance dans le film : c’est lui, en effet, qui lui donne toute sa perspective. Il personnifie le regard que jette l’artiste sur une matière inconsistante, lui donnant un sens et l’identifiant au destin tout à la fois futile, adorable et tragique de l’humanité. C’est lui, enfin, qui confère à La Ronde sa merveilleuse théâtralité, qui justifie un style cinématographique qui vise à découvrir la vérité au cœur de l’illusion.
Le miracle est qu’aucun détail ne paraît échapper à ce regard d’aigle, à cette caméra dont la mobilité semble épouser les gestes les plus anodins, les paroles les plus fugitives : un simple oreiller froissé prend une valeur emblématique dans un film dont la structure complexe et tourbillonnante évoque irrésistiblement certaines partitions musicales contemporaines.
Pour se convaincre du fait que La Ronde est tout autre chose qu’une suite d’aventures galantes, qu’une anthologie de la séduction amoureuse, il suffit de faire la comparaison avec le remake qu’en fit Roger Vadim en 1964, avec des dialogues de Jean Anouilh. Tandis que le film de Vadim se ramène bel et bien à une série d’anecdotes graveleuses filmées de la manière la plus académique, celui de Max Ophüls, en regard, révèle toute sa grâce et toute sa hauteur.
Les véritables résonances de La Ronde, c’est la légèreté qui se mue en ironie profonde, la comédie qui devient drame, la peinture frivole du désir qui n’est plus que le revers d’une obsédante chasse au véritable amour, dont il est expressément dit, tout le persiflage mis à part, qu’il “ne se trouve que dans la vérité et la pureté” et non point dans “cette existence horrible de ruses, de mensonges et de périls constants” à quoi se réduit le libertinage. Telle est la morale de ce film admirable avec lequel, en 1950, Ophüls fit un retour spectaculaire dans le cinéma français, et qui n’était que le premier d’une série de quatre chefs-d’œuvre.