Dark Crystal – Jim Henson & Frank Oz
Dark Crystal. 1982.Origine : États-Unis
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Dixit la voix off qui introduit le film, Dark Crystal nous plonge dans « un autre monde, une autre époque, à l’âge des merveilles ». Mille ans auparavant, la terre était encore fertile. Puis vint le jour où le cristal noir s’effrita, précipitant ce monde dans le chaos d’où émergèrent deux nouvelles races : les cruels Skekses et les paisibles Mystics. Les premiers prirent le contrôle du pays, semant la terreur sur tout le territoire, tandis que les seconds se terrèrent dans les montagnes, menant une vie d’ermites. Aujourd’hui, si le rapport de fore demeure inchangé, ces deux races partagent une même agonie, le nombre de leurs représentants s’étant réduit comme peau de chagrin. Alors qu’une guerre de succession fait rage parmi les Skekses suite à la mort de leur empereur, le Grand Maître Mystic profite de son dernier souffle de vie pour informer son petit protégé Jen de son statut d’Elu. Il revient au jeune Gelfling de retrouver le morceau de cristal perdu et de le réintroduire dans le cristal noir afin de lui redonner son éclat d’antan et, se faisant, de débarrasser le monde des infâmes Skekses.
Homme de télévision, Jim Henson a toujours été attiré par le monde du cinéma. Au milieu des années 60, ses succès télévisuels (Sam and Friends) lui permettent de s’en approcher une première fois via la production. Mais il lui faut attendre les années 70 et l’incroyable succès de son Muppets Show (1976 – 1981) pour qu’il puisse enfin réaliser son rêve. Dès 1979, ses Muppets quittent le petit écran pour le grand à l’occasion de Les Muppets, le film. Sorte de consécration, cette première aventure des fameuses poupées sera suivie de quelques autres. Cependant, Jim Henson nourrit d’autres ambitions. Sans renier ses Muppets, il souhaite dépasser les méthodes d’animation traditionnelles pour aboutir à un résultat plus spectaculaire, et en un sens plus proches des animatroniques, avec des marionnettes tout à fait autonomes. Dark Crystal constitue l’aboutissement de ce désir, fruit de cinq longues années de travail, laps de temps nécessaire pour aboutir au résultat escompté.
Avant toute chose, Jim Henson s’est préoccupé de la création de l’univers de son film, un univers 100% factice mais qui doit néanmoins paraître bel et bien crédible à l’écran. Pour cela, il s’est appuyé sur les dessins de Brian Froud, talentueux illustrateur de féerie qui a conféré au film une identité propre. Et dès les premières images, la réussite de l’entreprise sonne comme une évidence. Cet univers, non seulement on y croit mais en plus on se délecte du moindre détail. A ce titre, le périple de Jen à travers la forêt luxuriante de cette contrée nous donne un bel aperçu des multiples trouvailles dont fourmille Dark Crystal. L’équipe du film a abattu un travail colossal, mettant en place des décors splendides et extrêmement variés dont la pièce maîtresse est sans nul doute le château qui renferme le cristal. Celui-ci, tout en arêtes et parois escarpées, impose son architecture heurtée au monde, seule pousse émergeant d’une terre dévastée. Son aspect sinistre renvoie à ses locataires, les horribles Skekses, dont la moindre vision suscite l’effroi. Par opposition, le village des Mystics, constitué de grottes aménagées, respire la sérénité, à l’image de ses habitants, d’aimables sorciers que l’on sent proches de la nature. A la minutie des décors s’ajoute l’incroyable travail concernant la caractérisation des divers personnages. Ainsi les Skekses, sortes de vautours décharnés, bénéficient chacun d’un trait de caractère qui lui est propre et qui permet de le différencier des autres. Tour à tour effrayants, pathétiques, détestables et amusants, ils apportent toute sa couleur à un film résolument sombre mais néanmoins porteur d’espoir. Jim Henson n’oublie pas que son film s’adresse en partie au jeune public, et qu’il convient de ne pas le laisser en plein désarroi.
De prime abord, Dark Crystal déploie donc un univers des plus manichéens. D’un côté, nous avons les Skekses qui détruisent la nature pour leur bon plaisir, et de l’autre, les Mystics qui vivent en parfaite harmonie avec celle-ci. Les premiers incarnent le versant noir de l’âme humaine (soif de pouvoir, cruauté, égoïsme) lorsque les seconds symbolisent son versant positif (sagesse, gentillesse). Toutefois, il apparaît très vite que ces deux peuples ne font qu’un, la mort d’un Skekses s’accompagnant automatiquement de la disparition d’un Mystic, et vice-versa. Séparément, ils ne font rien de bon, se contentant de survivre chacun dans leur coin. Les Mystics affichent une grande passivité, amplifiée par leur allure bonhomme et un peu lourde (d’ailleurs, leur animation réclamait une grande souplesse de la part des animateurs qui, cachés sous les haillons des Mystics, devaient pour les incarner maintenir une position accroupie et un bras toujours tendu), tandis que les Skekses concentrent toute leur énergie dans la recherche de l’immortalité. Ces deux espèces s’ignorent royalement, se raccrochant à la seule prophétie pour guider leurs pas. On perçoit alors une forme de dérision de la part de Jim Henson qui, si il reprend les éléments inhérents à l’heroic fantasy, le fait avec une distance amusée. Après tout, Jen étant depuis son plus jeune âge sous la protection des Mystics, on peut s’interroger sur les raisons qui poussent le Grand Maître à attendre sa mort pour l’informer de son statut d’Elu. Tout antinomiques qu’ils semblent être, Mystics comme Skekses partagent un même confort dont ils ont bien du mal à se défaire. Mille ans, c’est long pour enfin décider à se bouger. Cela requiert une grande patience que dans leur grande sagesse les Mystics possèdent. On peut aussi plus sûrement les soupçonner de fainéantise, caractéristique propre à ternir le beau portrait qui est dressé d’eux. Les Mystics semblent plutôt prendre avec philosophie leur lente agonie, quoiqu’on peut aussi y voir la confiance aveugle qu’ils accordent à la prophétie. Sans l’air d’y toucher, le film esquisse un portrait peu flatteur de ces faibles d’esprit qui laissent leur vie régentée par leurs croyances et qui, sous couvert de celles-ci, se coupent totalement du monde. Jen lui-même vit en reclus, surprotégé par son père adoptif. Son statut d’Elu l’oblige à s’ouvrir au monde et à découvrir un territoire dont il n’avait même pas idée. Et la réussite de sa quête, loin de donner raison à l’attentisme des Mystics ou à la paranoïa des Skekses, se contente de véhiculer quelques valeurs universelles telles que l’abnégation, le courage et la force de l’amour. En d’autres mains, cela aurait pu paraître gnangnan et quelque peu ridicule. Sauf que là, la magie opère à plein régime, Jim Henson parvenant à trouver le juste équilibre entre concessions au grand public et vision personnelle. Par son message et son souci du détail touchant jusqu’au moindre personnage secondaire (le chien Fizzgig par exemple, qui s’attire notre sympathie dès sa première apparition), le travail de Jim Henson se rapproche de celui de Hayao Miyazaki, préfigurant le monumental Princesse Mononoké.
Le temps d’un film en tout point magique, Jim Henson a réussi l’exploit de faire oublier ses Muppets. Dark Crystal est un magnifique conte de fée qui marque l’apogée de sa carrière. A la demande de George Lucas, il tentera de renouveler l’expérience quelques années plus tard avec Labyrinthe, mélangeant cette fois-ci marionnettes et comédiens. Hélas, il se montrera incapable de réitérer son coup de maître, peut-être trop étouffé par son encombrant producteur. Heureusement, le petit écran lui permettra de faire à nouveau parler son talent, notamment via Fraggle Rocks, irrésistible création qui a dû bercer l’enfance de plus d’un, moi le premier.