Monsieur Jean, tome 1 : Monsieur Jean, l’amour, la concierge – Dupuy & Berberian
Monsieur Jean
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Philippe Dupuy et Charles Berbérian forment un cas assez rare dans le monde de la bande dessinée d’auteur à quatre mains. Alors que généralement les postes de scénariste et de dessinateur sont clairement définis dés le départ, eux cumulent les deux tâches pour aboutir à des œuvres véritablement fusionnelles. Il n’en a pas toujours été ainsi. Avant de travailler de concert, les deux hommes ont connu un parcours similaire et chaotique constitué de collaborations à divers fanzines, seuls supports disposés à publier leurs histoires. Et c’est dans l’un d’eux -Plein La Gueule Pour Pas Un Rond- qu’ils se sont rencontrés pour ne plus jamais se quitter. A l’époque, Philippe Dupuy cherchait un scénario et Charles Berbérian lui en a alors proposé un. Puis le premier a enjoint le second à dessiner avec lui et ce fut la révélation : tous deux préfèrent ce qu’ils font à deux à ce qu’ils faisaient chacun de leur côté. Nous sommes en 1983 et les deux hommes entament une fructueuse collaboration qui, 26 ans après, ne s’est toujours pas démenti. Leur premier travail commun consiste en un hommage à Hergé dans le fanzine Band’à Part. En 1984, ils changent de dimension en intégrant l’équipe de Fluide Glacial au sein de laquelle ils réalisent Red, Basile et Gégé ainsi que Le Journal d’Henriette. Puis, se sentant quelque peu à l’étroit au sein de la revue à cause des impératifs inhérents à tout mensuel, le duo quitte la revue pour entrer chez Les Humanoïdes Associés, lesquels publieront les aventures de Monsieur Jean. Personnage emblématique du duo, et celui grâce auquel il a pu toucher un plus large public, Monsieur Jean apparaît pour la première fois en 1990 dans les pages de la revue Yéti. Par la suite, les auteurs se fendront en tout et pour tout de pas moins de sept tomes des aventures de Monsieur Jean dont le quatrième, Vivons heureux sans en avoir l’air, leur vaudra le prix du meilleur album au festival d’Angoulême 1999.
Mais parce qu’il faut bien commencer quelque part, ce Monsieur Jean, l’amour, la concierge se présente comme un préambule de l’œuvre à venir. Constitué de sept histoires de tailles inégales, ce premier tome nous introduit dans le quotidien de cet homme à la trentaine imminente (quoique une réplique laisse à penser qu’il pourrait être plus âgé). Monsieur Jean, donc, est un écrivain que nous ne verrons jamais écrire. Par exemple, dans l’histoire “Des glaçons dans le formol, il est engagé pour réécrire un scénario, travail qu’il n’arrivera pas à effectuer. En fait, Monsieur Jean se trouve en pleine période de désoeuvrement. Son dernier livre -un succès- vient de sortir et, à part en assurer la promotion, il n’a rien de spécial à faire. Célibataire, pas de petite amie attitrée, il navigue au gré de ses envies et des lubies de ses amis. Tout cela constitue le terreau idéal sur lequel les auteurs échafaudent la personnalité de leur personnage. Monsieur Jean apparaît comme un homme discret et timide, en dépit de ce que peut penser la concierge de son immeuble, et dont le succès ne lui monte pas à la tête. Il demeure très attaché à sa bande de copains, dont Félix son plus vieil ami (voir “Ce cher Félix”), et ne fréquente pas les dîners mondains. Il ne faut donc pas attendre des auteurs une critique acerbe du microcosme littéraire parisien mais plutôt une chronique douce-amère de la vie d’un presque trentenaire. Dupuy et Berbérian ne s’en cachent pas, Monsieur Jean représente leur double littéraire et les nombreuses tranches de vie qu’ils lui prêtent sont directement liées à leurs propres expériences.
Cependant, en tant qu’auteurs à vocation humoristique, les deux hommes ne se privent pas pour pervertir le quotidien de leur héros afin de lui conférer un tout autre relief, mais toujours dans un souci de réalisme. Dans le domaine, seul Des glaçons dans le formol fait une entorse à la règle en sortant Monsieur Jean de la grisaille parisienne pour le soleil avignonnais dans ce qui ressemble à une parodie de polar. Pour le reste, rien de plus que les vicissitudes d’un célibataire endurci qui, des courses (“Monsieur Jean fait ses courses”, dont l’enchaînement de péripéties fait penser au film After Hours) au gardiennage de chat en passant par les mésententes avec la concierge, dressent le portrait d’un homme pas toujours maître des événements mais qui essaie toujours de les surmonter du mieux qu’il peut. Un peu comme tout le monde, quoi. Et c’est sans doute à cette proximité que Monsieur Jean doit d’avoir rencontré le succès.
Avec Monsieur Jean, Dupuy et Berbérian ont en quelque sorte créé leur Lucien à eux. On retrouve chez eux cette même tendresse du regard envers un personnage si proche d’eux, ce qui ne leur interdit pas de s’en moquer, mais toujours de gentille manière. C’est d’ailleurs ce ton gentillet qui ressort à la lecture de ce premier tome aux dessins agréables et immédiatement identifiables. Plaisant à lire -le format court des histoires y contribue-, ce Monsieur Jean, l’amour, la concierge n’emporte pourtant pas complètement l’adhésion. Trop sage, sans doute.