Germinal – Émile Zola
Germinal. 1884Origine : France
|
Treizième roman du cycle des Rougon-Macquart et certainement l’un des plus célèbre (c’est en tout cas celui qui a connu le plus grand tirage), Germinal s’inscrit dans le prolongement de L’Assommoir, septième épisode du même cycle, qui initiait la plongée de l’auteur naturaliste dans le monde ouvrier à travers le couple Lantier (Gervaise Macquart et Auguste Lantier) et ses enfants, dont Étienne, personnage principal de Germinal. Viré de son poste au chemin de fer pour avoir giflé son patron, Étienne Lantier erre sur les routes du nord de la France à la recherche d’un emploi, pas évident à trouver en ces temps de crise industrielle. Sa route l’amène jusqu’à Montsou, où la mine du Voreux emploie une bonne partie de la population logée au coron des Deux- Cent-Quarante. Le hasard veut qu’Étienne croise la route de Maheu, mineur qui recherche justement un remplaçant à sa herscheuse morte la veille. Bien que n’étant pas formé à ce métier, Étienne accepte, et jusqu’à ce que les Maheu le prenne pour logeur en remplaçant de leur fils, parti fonder un ménage, il logera chez l’ex ouvrier et désormais cabaretier agitateur Rasseneur, où il vivra également en compagnie de Souvarine, immigré russe anarchisant. Lui-même initié aux idées socialistes par l’intermédiaire de Pluchart, rencontré à Lille et avec lequel il entretient une correspondance, Étienne devient vite le meneur de la fronde qui agite le coron depuis que la compagnie s’est mise en tête de baisser les salaires en prétextant d’un travail bâclé de la part des mineurs. Son engagement politique lui permet aussi d’oublier qu’il s’est fait voler Catherine, la fille des Maheu, traînée presque de force par Chaval, mineur jaloux et colérique.
Écrire “l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire“, comme se l’était proposé Zola en démarrant le cycle des Rougon-Macquart n’est pas chose aisée. L’approche naturaliste voulue par Zola lui impose de fortes contraintes, telle que la connaissance parfaite des sujets choisis, que l’auteur se doit de traiter d’un point de vue scientifique, décortiquant la société et ses mouvements comme un chercheur décortiquerait les réactions chimiques. Qu’est-ce qui amène telle chose à se dérouler, sur quoi pourrait déboucher tel facteur, comment est-ce que telle situation a été rendue possible… Pour cette approche, parfaitement en phase avec son époque de la fin du XIXème siècle où le matérialisme s’imposait de plus en plus comme la philosophie nouvelle, reléguant le romantisme aux choses du passé, Zola n’a d’autre choix que de s’immiscer lui-même dans la société qu’il prétend analyser et de taire l’intervention de ce qui serait purement issu de son esprit. Pour Germinal, l’auteur se doit de comprendre le monde ouvrier et ses inspirations politiques, teintées de socialisme sous l’influence de l’Association internationale des travailleurs, dite première Internationale. Zola ne peut donc y couper : il devra faire un séjour avec des mineurs. Ne doutons pas que cette expérience, couplée à son approche naturaliste de la littérature, et par conséquent la philosophie matérialiste qui en découle, sera pour beaucoup dans ses engagements politiques.
Germinal est avant toute chose un ambitieux tableau vivant de la vie dans et autour des corons, en passant par le fond de la mine jusqu’au quartiers bourgeois bien entendus à part. Les familles ouvrières s’entassent quant à elles dans ces habitations fournies par la compagnie. En ces temps où les salaires en sont réduits au strict minimum, pour permettre la survie et la perpétuation de la classe ouvrière (mai 1968 n’était pas passé par là, et la consommation n’existait pas pour les masses), il fallait que toute la famille s’y mette. Avoir des enfants était indispensable, et envoyer les enfants à l’école jusqu’à au moins 16 ans était inconcevable. En faisant diriger l’école par des institutions religieuses, la compagnie disposait de toute façon du moyen de contrôle sur ses futurs employés. L’Église n’était pas d’un grand secours non plus, elle aussi étant à la solde de la compagnie (et les curés trop socialistes ne duraient pas). Dès qu’elles le pouvaient, les familles les faisaient entrer à la compagnie comme galibots. Perdre un enfant, par exemple lors d’un décès où d’un mariage, revenait à perdre une source de revenue, d’où la présence de “logeurs”, ces mineurs célibataires qui payaient un loyer et étaient amenés à s’intégrer dans la famille, tel Étienne Lantier chez les Maheu. Chaque personne à charge était un poids mort, jusqu’aux plus vieux, dont la pension était l’objet d’une bataille avec la compagnie. Bien entendu, il n’était pas question de pudeur ni d’intimité, non seulement au sein même de la famille mais également en terme de voisinage : mitoyennes, toutes identiques, les maisons étaient séparées par de minces cloisons à travers lesquelles le son se propageait sans problème. Les rumeurs allaient bon train, tout le monde sachant tout de la vie du voisin : liaisons conjugales ou extra-conjugales, disputes, violences, ce qui n’allait pas sans créer parfois quelques heurts… Dans ces conditions, l’amour sous sa forme bourgeoise romantique est impossible, ce dont tout le monde a conscience, Étienne Lantier et Catherine Maheu en premier. Les jeunes s’adonnent donc sans honte au sexe dans des endroits pratiquement réservés à ce genre d’activités, et les unions se scellent souvent dès qu’une fille se trouve engrossée. Telle est la vie morale du coron, que Zola décrit avec crudité, sans complaisance ni pudibonderie, ce qui lui valut d’être accusé de pornographie par ses détracteurs, qui ne toléraient pas les écarts faits à bienséance bourgeoise (ce qui s’apparentait parfois de la jalousie pour ces moeurs libérées, seuls plaisirs du peuple, comme pour le M. Hennebeau du roman). La vie des mineurs du coron des Deux-Cent-Quarante est réglée comme du papier à musique, et elle est la même pour tous. Le combat avec l’épicier de la compagnie pour obtenir des crédits, les départs à la mine tôt le matin, la connaissance totale de la vie du voisin, tout cela les unit dans une même routine misérable, contrôlée intégralement par la compagnie à laquelle ces mineurs appartiennent corps et âmes. Les mineurs partagent tout, et c’est ce qui leur donne la sensation d’appartenir à une même famille, ou plus exactement à une même classe. Au-delà même des différents personnels, tous sont des camarades jusque dans la vie privée. L’histoire personnelle des Maheu, d’Étienne, de Catherine et des quelques individus choisis par Zola est celle de l’ensemble, ou elle pourrait l’être (car il faut bien admettre qu’il arrive plus de choses aux Maheu qu’aux autres, mais ce qu’ils vivent évoquent ce que tous pourraient vivre). Et cette identité commune est bien entendu prolongée jusqu’au fond de la mine, où tous sont avalés chaque matin par le trou du Voreux, que Zola dépeint comme étant une gueule mangeuse de chair humaine. La gueule du capital, ingérant et recrachant ces mineurs pour mieux faire de même le lendemain. La vie est dominée par le Voreux, dont le coron n’est qu’un garde-manger. Le sort de chacun est identique, et tout le monde finira broyé génération après génération. Car si la vie est difficile dans le coron, elle l’est tout autant au fond du trou. Les risques d’éboulements, le grisou, les tunnels noirs, la chaleur, l’air vicié du charbon, tout cela est déjà un sérieux aggravement des conditions de vie (on ne peut parler de conditions de travail, puisque la vie et le travail sont indissociables) déjà pas bien reluisantes du coron. Alors quand la compagnie trouve la moindre excuse pour baisser les salaires et en faire retomber la responsabilité sur le dos du travail des mineurs, la grève est plus que légitime.
Germinal. Un mois du calendrier révolutionnaire républicain, qui équivaut à la fin mars et au début avril. Sa signification révolutionnaire est une chose, sa signification temporelle en est une autre, associée. Le début du printemps est une époque où la végétation murit, où ce qui vient de la terre se met à germer. La métaphore couvre la germination de la classe ouvrière, plus spécialement des mineurs, et de sa cause, qui en cette fin du XIXème siècle se met à percer et à faire trembler la bourgeoisie. Mais ce n’est que le début du mouvement ouvrier, ce dont Zola a parfaitement conscience. La première Internationale a d’ailleurs implosée, écartelée dans les années 1870 entre l’anarchisme de Bakounine et le communisme de Marx. Ces deux courants trouvent d’ailleurs écho dans le livre de Zola, le premier à travers les propos de Souvarine, et le second via les opinions d’Étienne Lantier, influencé par son mentor Pluchart. Et l’auteur a même anticipé sur les futurs socialistes réformistes, qui officiellement ne se sépareront des communistes qu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale, lorsqu’ils bafoueront la consigne de la Seconde Internationale, qui était de refuser la participation des ouvriers à une guerre inter-impérialismes. Ce courant en devenir est incarné par Rasseneur. Mais tous ces représentants sont encore loin de maîtriser leur sujet… Bien qu’il se réclame de Bakounine, Souvarine est nettement influencé par le terrorisme nihiliste des narodniki russes, et son propos se limite à vouloir tout faire sauter pour mieux reconstruire. Il ne fait même pas l’effort de militer, de toute évidence individualiste au point de mépriser ses camarades (ce pessimisme étant né de sa propre expérience en Russie, qui lui a enseigné à ne pas se lier d’amitié et encore moins d’amour). Opposé à la violence et la manifestation, Rasseneur ne sait pas comment attirer la foule à lui. Il n’est plus le meneur qu’il fut, et ses maigres propositions sont reçues comme des trahisons par les mineurs, gagnés par le radicalisme de Lantier, soutenu par Pluchart et par ce qui reste de l’Internationale. Étienne est pour sa part un communiste naïf, s’avouant à lui-même qu’il est loin de maîtriser ses discours, qui sont en fait des amalgames de tout ce qu’il a pu lire. Ainsi, si il parle bien de donner la mine aux mineurs, si il créé une caisse de prévoyance avant de démarrer la grève (afin de pourvoir aux dépenses des camarades pendant la grève), il ne dispose d’aucune vision politique d’ensemble. Il ne parle pas de changer le système, et pour lui le monde s’arrête au nord. Et en ces temps de marxisme pré-léniniste, il n’a aucune idée de la façon de canaliser la légitime colère de ses camarades. Ainsi, il se retrouve très vite débordé par le mouvement qu’il a lui-même lancé. La manifestation tourne aux violences, le matériel est cassé, les gendarmes envoyés, et pire que tout, Étienne a sous-estimé la puissance de la compagnie, qui, déjà riche d’un grand capital, peut se permettre de tourner au ralenti ou même de ne pas tourner du tout pendant une durée bien plus longue que prévue. Ainsi, le coron est progressivement affamé, et Étienne se retrouve perdu, dépassé par ce qu’il a lui-même lancé. En fin de compte, les idéologies importent peu, en ces temps où le prolétariat ne dispose d’aucune éducation politique autre que les discours mal maîtrisés d’Étienne et des autres meneurs. Cette manifestation et les débordements ne sont que l’expression d’une énorme colère d’un peuple de mineurs poussés à bout et qui se sont agrippés aux premiers espoirs socialistes, pour venger toute une vie et tout un passé de classe réduite à l’esclavage salarié. Cette fois, ce fut Étienne qui provoqua le mouvement, et avant, ce fut Rasseneur… Il y a quelque chose de très émouvant dans cette colère populaire où le prolétariat armé des illusions de sa naïveté espère pouvoir venir à bout de la machine bien huilée de la bourgeoisie, défendue par l’Empire et par une source intarissable d’argent. Ce n’est que le début du mouvement ouvrier, et déjà s’affiche les germes du futur triomphe du prolétariat, qui paraît inévitable à plus ou moins long terme.
Il ne faudrait pourtant pas réduire Germinal à la seule représentation des frustrations de son époque. Le petit jeu des comparaisons avec notre propre époque s’impose de même, malgré un gros siècle marqué par d’inestimables progrès sociaux conquis par le prolétariat (et que l’on est actuellement en train de nous reprendre, mais c’est un autre débat) qui nous sépare de l’œuvre de Zola. Plusieurs choses y apparaissent toujours pleines de sens au XXIème siècle, par exemple la vision de la bourgeoisie sur les prolétaires. Il ne faudrait pas s’imaginer que la bourgeoisie est toujours consciente d’écraser ses employés. Vivant dans un autre monde, certains bourgeois n’ont tout simplement pas idée des difficultés de la vie ouvrière. Ainsi, lorsque certains riches du livre affirment que leurs mineurs n’ont pas à se plaindre, qu’ils sont logés pour presque rien et qu’on leur fournit du charbon gratuitement pour le chauffage, il est difficile de ne pas penser à ces patrons qui affirment en toute bonne foi qu’ils font tout leur possible donner à leurs salariés les meilleurs conditions possibles malgré les conditions difficiles, et qu’ils ne comprennent pas que les salariés ne le comprennent pas. De même, les manigances de la compagnie pour économiser sur les salaires ressemblent fort aux excuses fallacieuses de nos bourgeois actuels. La volonté des patrons du Voreux de s’emparer de la mine voisine, plus faible et sans actionnariat, n’est en rien différente des tentatives de rachat des PME. La délinquance juvénile évoquée dans le livre (Jeanlin, le fils de Maheu, et ses acolytes), est bien entendu répréhensible car portant avant tout atteinte à la même classe sociale que celle à laquelle appartiennent les délinquants, mais la véritable question qui se pose n’est pas tant la répression que la cause de cette délinquance. Tous ces sujets sont encore actuels pour une raison bien précise : les acquis sociaux nous en rendu la vie largement plus facile, mais le système capitaliste en lui-même demeure inchangé. Le clivage de classes existe toujours, le profit reste le seul objectif à atteindre, et les inégalités sont les conséquences imparables de ce système. Comprendre le passé pour connaître le présent et tenter d’orienter l’avenir, voilà qui peut résumer la portée de Germinal, livre qui si il n’échappe pas à quelques scories propres aux obsessions de l’époque (la vision de science et l’hérédité, dada de Zola pour les livres des Rougon-Macquart, est aujourd’hui assez hors sujet) est indispensable à la culture de quiconque souhaite appréhender l’histoire du mouvement ouvrier.