L’Assassin habite… au 21 – Henri-Georges Clouzot
L’Assassin habite… au 21. 1942.Origine : France
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Les rues de Montmartre ne sont plus sûres. Un assassin écume le quartier et nargue les forces de l’ordre en déposant une carte de visite au nom de Mr Durand sur chacun des cadavres. Le commissaire Wens hérite de l’enquête et n’a que quelques jours pour la mener à bien sous peine d’être déchu de son poste. Heureusement, grâce à un informateur, il apprend que l’assassin habite à la pension des Mimosas, au 21 de l’avenue Junot. Déguisé en prêtre, il décide de s’y installer afin de confondre l’impudent.
L’Assassin habite… au 21 marque les grands débuts d’Henri-Georges Clouzot à la réalisation. Des débuts tardifs – son court-métrage La Terreur des Batignolles date de 1931 – consécutifs à des événements indépendants de sa volonté. Une longue maladie l’a d’abord contraint à 4 années de soins en sanatorium puis la drôle de guerre et l’occupation allemande sont passées par là. Paradoxalement, Henri-Georges Clouzot doit l’envol de sa carrière à l’occupation allemande et plus précisément à un homme, le nazi Alfred Greven. Ce dernier demeure encore aujourd’hui une énigme. Voilà un homme qui adorait le cinéma par dessus tout et qui à la tête de la Continental, une compagnie cinématographique de droit français mais aux capitaux allemands, se fait fort de regrouper les plus grands talents locaux à tous les postes. Scénariste du Dernier des six de Georges Lacombe, premier film produit par la Continental et premier succès, Henri-Georges Clouzot devient directeur du département scénario de la firme avant de se lancer enfin à la réalisation. Il jette alors son dévolu sur le roman Six hommes morts de S.A. Steeman paru en 1931, qu’il modifie de fond en comble, réduisant notamment le nombre de suspects et en créant de toutes pièces le personnage féminin de Mila Malou dont les caractéristiques doivent beaucoup à Suzy Delair, sa compagne de l’époque, et à qui le rôle échoit bien évidemment.
Tourner un film sous l’égide de la Continental impose de se conformer à des règles très strictes. Les films produits se doivent d’être légers, divertissants et de ne faire aucune allusion à la situation militaire présente. Un cahier des charges qu’Henri-Georges Clouzot remplit scrupuleusement. Néanmoins, les quelques scènes “d’extérieur” dans des rues sombres, rendues dangereuses par la présence de ce tueur et dépourvues de vie trahissent le climat délétère dans lequel se trouvait le pays. Il ne fait pas bon errer seul dans les rues du 18e arrondissement quoique, comme le constatera plus tard le commissaire Wens, l’assassin peut frapper partout, du bureau d’un contremaître sur un chantier à la salle de bain de la pension en passant par la scène d’un music-hall. Et toujours avec la morgue de celui qui est convaincu que jamais il ne sera confondu. En amorce de l’enquête, Clouzot s’amuse d’ailleurs de l’impuissance des autorités lors d’une séquence à la satire féroce où du ministre de l’intérieur au divisionnaire, chacun se décharge de ses responsabilités sur son subalterne en un savoureux manège hiérarchique. Dernier maillon de la chaîne, le commissaire Wens met un point d’honneur à montrer qu’il n’est pas dupe de cette tambouille politicienne mais s’en accommode avec fatalisme. Grand ami du réalisateur, Pierre Fresnay incarne ce commissaire pince-sans-rire et au tempérament joueur qui perd de sa superbe uniquement en présence de l’impétueuse Mila Malou, sa compagne aux rêves de gloire. Refusant de rester à la maison à attendre fébrilement des nouvelles de l’être aimé, celle-ci s’improvise enquêtrice et n’hésite pas à marcher sur ses plates-bandes quitte à griller sa couverture. A sa suite, Henri-Georges Clouzot entremêle enquête policière à la Agatha Christie (un lieu-clos où tous les pensionnaires mâles apparaissent comme de potentiels suspects) et scènes de ménage vaudevillesques en une joyeuse sarabande qui ne perd jamais de vue la noirceur du propos. L’auto-proclamé Mr Durand se rend coupable de meurtres arbitraires sur des petites gens dans l’unique but de les dépouiller de leur maigre pécule. Il n’y a aucune grandeur dans ces meurtres autre que la mise en scène qui leur est adjointe. Par ce petit jeu qu’il instaure entre lui et les forces de l’ordre, l’assassin rend encore plus accessoire l’identité des victimes, sacrifiées sur l’autel de sa vanité. Il pousse l’affront jusqu’à appeler le Préfet pour le prévenir d’un meurtre qu’il vient de commettre, ou d’envoyer un message à l’attention du commissaire Wens, lui signifiant ainsi que tous ses efforts pour l’arrêter resteront vains. Au sein de la pension, les avis divergent à son sujet. Si l’artisan Mr Colin condamne fermement ses actes, le considérant tout bonnement comme un monstre, le médecin colonial à la retraite Théodore Linz l’encense ouvertement. A ses yeux, il fait œuvre de salubrité publique en débarrassant les rues de « larves qui se prennent pour des hommes ». Un discours d’autant plus violent qu’il l’accompagne d’un regret, l’assassin n’en tue qu’un à la fois alors qu’il aimerait qu’il les élimine par poignées. Portés par la verve d’excellents comédiens, dont un Noël Roquevert ignoble à souhait, les dialogues ciselés d’Henri-Georges Clouzot se font tour-à-tour railleurs, espiègles, incisifs et glaçants. Il manie la plume aussi bien que la caméra, ne sacrifiant jamais l’écrit au visuel et vice-versa. En dépit des contraintes liminaires, il instaure une ambiance irrespirable dès le début et ce premier meurtre filmé en caméra subjective. Mr Durand est alors hissé au rang de croquemitaine (« Attention à Mr Durand ! Y’en a qu’un, celui qui tue. » met en garde le bistrotier au poivrot aux poches pleines de billets empochés à la loterie qui s’apprête à rentrer seul chez lui en pleine nuit), l’égal d’un Jack l’éventreur en plus dangereux puisqu’il ne se concentre pas sur une seule catégorie de personnes. Et ce patronyme des plus communs laisse entendre que tout à chacun pourrait basculer dans le meurtre crapuleux, pour peu qu’on laisse libre court à ses penchants violents et belliqueux.
Formidable intrigue policière dont la fantaisie qui la parcourt ne saurait masquer durablement le climat de l’époque, L’Assassin habite… au 21 pose d’emblée les bases du cinéma d’Henri-Georges Clouzot. Tout est déjà là, en germes : la prédominance du Mal, le jeu sur les apparences, l’art de la manipulation, … Un galop d’essai parfaitement maîtrisé et jubilatoire bien que timoré dans son approche à l’aune de son film suivant, le magnifique Le Corbeau, charge limpide contre la petitesse du genre humain.