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Serpico – Sidney Lumet

 

serpico-affiche

Serpico. 1973

Origine : États-Unis
Genre : Biopic
Réalisation : Sidney Lumet
Avec : Al Pacino, Tony Roberts, Barbara Eda-Young, John Randolph…

Par une pluvieuse soirée new yorkaise, un flic nommé Frank Serpico est amené aux urgences suite à une blessure par balle au visage. S’ensuit son histoire personnelle…
Après avoir particulièrement mal vécu ses premières affectations, il obtint un poste d’infiltration de réseaux criminels, en civil. Là, il put être témoin de corruption en bonne et due forme : rémunérés par les trafiquants de leur secteur, ses collègues fermaient les yeux sur leurs agissements. Refusant d’entrer dans la combine malgré les pressions qui se mirent de plus en plus à peser sur lui, Frank décida alors de faire remonter l’affaire. Mais les autorités alertées par l’entremise de son ami l’avocat Bob Blair ne s’en émurent pas beaucoup. Habité par cette idée fixe de dénonciation, Serpico continua malgré tout à vouloir faire la lumière sur ces pratiques éhontées, et c’est sans aucun doute ce qui a fini par l’amener à l’hôpital.

L’immeuble de Washington et la route de Trang Bang, tels sont les épicentres des deux séismes les plus marquants qui ont ébranlé la société américaine au tournant des années 60 et 70. Mais comme dans tout séisme d’importance, des répliques ont eu lieu, de même que des signes précurseurs. Forcément moins médiatisés, surtout vu de l’autre côté de l’océan, ils n’en ont pas moins eux aussi participé à l’ouvrage de déstabilisation d’une société dont les valeurs semblaient en pleine déliquescence, ou qui du moins semblait prête à périr d’une gangrène découverte dans ses plus nobles institutions. La maison blanche en a souffert, l’armée également, et avant même que Bob Woodward et Carl Bernstein ne lancent le Watergate dans le Washington Post, un modeste flic new-yorkais nommé Frank Serpico a dévoilé dans les pages du New York Times le mal qui couvait dans sa propre boutique, avec ses inévitables ramifications dans l’administration, sa loi du silence et ses pressions. Largement de quoi en tirer un film, alors que le nouvel Hollywood prenait son envol et que les gardes-fous de la censure avaient plus ou moins succombé au mouvement du temps.


Et puisqu’il s’agit d’une histoire vraie, inutile de faire semblant. Sidney Lumet, qui entamait une période exceptionnelle de sa carrière, ouvre son film par la fin : Frank Serpico aux urgences, la presse aguichée et ses collègues qui, nous dit-on, se frottent sûrement les mains. Le reste ne sera qu’un vaste flashback sur lequel pèsera lourdement ce dénouement connu d’avance qui non seulement ne nuit aucunement au suspense attendu d’un semblable film (qui malgré tout se veut aussi grand public) mais qui impose en outre un statut de martyr au personnage principal, qui de toute évidence a sacrifié sa propre sécurité à la mission qu’il s’est donnée et pour laquelle les embûches ont été nettement plus nombreuses que les soutiens. Si soutien il y a eu d’ailleurs, puisque comme le dit la maxime “avec des amis comme ça on n’a pas besoin d’ennemis”. Excepté Bob Blair, qui n’est lui-même pas assez influent pour peser sur quoi que ce soit, aucune des huiles censées faire respecter la loi et l’éthique professionnelle ne remue le petit doigt. C’est probablement le fait le plus éloquent sur l’état de la police new-yorkaise : les responsables, dépositaires de la bonne tenue du service publique, ferment les yeux sur des agissements qu’on leur met pourtant sous le nez. Ne pas faire de vagues, ne pas s’attirer d’inimitié en haut lieu et ne pas risquer d’être soi-même mêlé à des agissements qui ne pourraient qu’indigner les administrés. Ce choix est avant tout un choix politicien. Profondément hypocrites, ces autorités font mine de tendre l’oreille, mais n’écoutent pas, voire étouffent l’affaire dans l’œuf. Leurs promesses ne mènent à rien, si ce n’est à faire perdurer une situation qui expose Serpico à tous les risques, à la merci de ses collègues ripoux. De là à penser que tel est l’objectif de cette politique de l’autruche, il n’y a qu’un pas.

Il va sans dire qu’en étant ainsi maintenu la tête sous l’eau, Serpico évolue dans un climat délétère et sous une tension constante. Du reste, il n’y a même pas que les histoire de corruptions qui donnent de la police une image particulièrement sombre : les premiers postes occupés par Serpico après sa nomination dans la police new-yorkaise lui firent déjà découvrir le manque total de conscience professionnelle de certains collègues. Aussi peu zélés à défendre leurs concitoyens qu’adeptes de la violence gratuite lorsque l’occasion s’en présentait, ils affichaient déjà une conception pour le moins personnelle de leurs tâches. De même, le caractère alors extraverti de Serpico joua en sa défaveur et le fit déjà passer pour la brebis galeuse dans des services pleins de préjugés et gagnés par une routine dictée par l’intérêt personnel. Tel fut l’accueil réservé à Serpico avant même qu’il ne décide d’agir pour combattre la corruption et qui viendra dans son service en civil. Outre le fait lui-même, l’ampleur spatial du phénomène et le peu de résistance qu’il rencontre (les quelques flics qui ne s’y livrent pas sont résignés) contribue à paralyser l’action de la police dans une large partie de la ville. Le New York des années 70 est notoirement connu pour sa déliquescence qui servit d’ailleurs de base à bien des films de la décennie, et qui doivent beaucoup au regard porté sur la grosse pomme par Sidney Lumet dans Serpico.

Le New York dans lequel il fait évoluer le personnage de Pacino est sombre, sale, triste, rongé par la délinquance et l’absence totale de principes. Cette situation est elle aussi imputable à la corruption, qui dépasse de loin le simple stade du bakchich. Elle met sur un pied d’égalité les flics et les truands, permet à ces dernier de pouvoir parader avec aplomb (cf. cette scène où un bandit se permet de rire de Serpico dans les propres locaux de la police avec ses propres collègues), leur laisse la main-mise sur les rues, supprime l’idée de justice et transforme in fine la ville en jungle livrée à la force brute et au cynisme. La corruption est aussi morale, et c’est fort logiquement qu’un agent intègre se sent profondément impacté par ce milieu qui n’aime pas être remis en question. Vivre sous la tension permanente, dans une solitude aussi profonde, ça a tôt fait de vous broyer son homme. Serpico en fait les frais : non seulement il perd bien vite ses illusions et sa jovialité des débuts, mais il perd aussi pied dans sa vie privée, puisque ses différentes compagnes ne peuvent rien partager de ce qu’il vit et, bien que comprenant ses motivations, ne gagnent rien à rester avec un homme en permanence sur les nerfs. A force de menaces et de pressions, Serpico dépérit et finit par prendre des allures christiques que son look ne fait qu’accentuer. C’est en l’observant que l’on se rend compte que Lumet a voulu dresser un parallèle entre la figure de Jésus, sacrifié pour racheter les péchés de l’humanité, et Serpico, qui se sacrifie pour le salut de ses concitoyens new-yorkais (avoir démarré le film par la fin s’explique aussi dans cet objectif). Le lien peut sembler quelque peu grandiloquent, mais il symbolise aussi le contrecoup brutal des idéaux passés, ceux de l’ère du flower power que Serpico, avec sa barbe et ses chemises colorées, pouvait évoquer à son entrée dans la police. Le retour sur terre est d’autant plus rude que les utopies passées furent grandes. C’est une véritable gueule de bois imposée par le contact avec le monde réel. La contestation optimiste fait place à une noirceur fiévreuse, caractéristique qui sera prédominante dans le cinéma des années 70. La violence n’y est pas forcément très explicite -elle le deviendra par la suite- mais elle se retrouve sous la forme d’une radicalité dans la dénonciation qui se nourrira elle-même au fil des scandales encore plus gros qui éclateront par la suite. A ce titre, le Serpico de Lumet apparaît comme une œuvre majeure qui, mieux que les autres, fait apparaître le lien inévitable entre le cinéma d’une époque et les réalités sociales et politiques de cette même époque. Un film qui capture l’ère du temps et qui avec quelques autres se pose en incontournable de cette riche (et somme toute assez brève) époque dans lequel le cinéma américain se faisait incisif, cru et provocateur.

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