Lone Star – John Sayles
Lone Star. 1996Origine : États-Unis
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L’expression “film d’auteur” couvre désormais un peu tout et n’importe quoi. Qu’est ce qu’un film d’auteur, au juste ? Vaste sujet. Est-ce qu’un réalisateur dissertant sur un même thème tout au long de sa carrière est un auteur ? Est-ce qu’un film possédant une thématique est un film d’auteur ? Si oui, les films d’auteur sont monnaie courante, y compris parfois jusque dans les grosses productions hollywoodiennes n’apparaissant à première vue que comme des mastodontes promotionnels. Elles aussi peuvent après tout traiter de thématiques, même de manière déplorable. Par exemple, un truc aussi mauvais que Resident Evil (n’importe lequel) parle à sa manière des manipulations génétiques et des magouilles gouvernementales. Cette vision du film d’auteur tendrait à devenir anecdotique tant presque tout, dans ce cas-là, relèverait du film d’auteur. De l’autre côté, il y a aussi la vision radicale et à la limite de l’élitisme : le film d’auteur ne serait rien d’autre qu’un pensum bavard sur un sujet donné. Un peu comme le veut l’imagerie d’Epinal du film d’auteur français, avec ses personnages débattant des vicissitudes de la vie entre les quatre murs d’une cuisine. Une description méprisante, donnée par des gens généralement adeptes du film d’auteur au sens large, qui se voient parfois répondre avec mépris par des cinéphiles pincés pas plus malins qu’eux. En ce qui me concerne, la question du film d’auteur m’indiffère. L’expression n’est après tout qu’une étiquette et ne saurait refléter la qualité de tel ou tel film. En revanche, elle sied fort bien à Lone Star, certainement le plus connu des films de John Sayles, à égalité avec Le Secret de Roan Inish (et derrière le clip du “Born in the U.S.A.” de Bruce Springsteen !). Scénariste avant tout, Sayles démarra sa carrière chez Roger Corman, où il scénarisa notamment le Piranhas de Joe Dante. Il gagna ensuite son indépendance et signa sa première réalisation d’après l’un de ses propres scénarios, Return of the Secausus Seven. Jamais catalogué dans un genre, Sayles est capable de travailler à la fois sur de la série B (le scénario d’Hurlements, de Joe Dante également), sur des grosses productions hollywoodiennes (il plancherait actuellement sur “Jurassic Park IV“, après avoir servi anonymement de “script doctor” sur Apollo 13) aussi bien que sur des films indépendants très portés sur la politique et le social. En temps que réalisateur, il se limita à cette dernière catégorie, ce qui ne contribua certainement pas à le faire connaître du grand public, mais qui lui valut une jolie réputation dans la presse spécialisée. Bien qu’il ait réalisé une quinzaine de films, Sayles ne semble pas très porté sur l’exercice, et a d’ailleurs récemment fait savoir qu’il envisageait désormais de se limiter à la fonction de scénariste.
Lone Star est donc un film écrit et réalisé par John Sayles, scénariste dans l’âme. Et cela se voit : le film n’est qu’une longue introspection de plus de deux heures dans les méandres de l’histoire d’une petite ville du Texas, frontalière au Mexique. Tout démarre lorsque le shérif Sam Deeds (Chris Cooper, un fidèle de Sayles) est appelé dans le désert avoisinant, où un squelette vient d’être retrouvé. Pas un squelette ordinaire, puisqu’à proximité des os se trouvait une plaque de shérif. Cela renvoie Sam au passé de la ville où, quarante ans plus tôt, le shérif violent et corrompu Charlie Wade avait disparu sans laisser de trace après une grosse altercation avec l’un de ses adjoints, Buddy Deeds, le père de Sam. Selon la version officielle du vieux maire Hollis Pogue (Clifton James), second adjoint de Wade au moment des faits, le vieux shérif aurait pris peur et se serait enfui. Buddy Deeds l’a en tout cas remplacé, et aujourd’hui, après sa mort, il est devenu une légende vivante, qu’une statue viendra justement bientôt honorer. Tout ce pataquesse autour de son père, au sujet duquel les vieux du village ne manquent pas d’éloges, agace sérieusement Sam. L’ayant connu en privé, mieux que quiconque, il connaissait l’homme : un personnage rude, à l’origine de sa rupture d’avec Pilar Cruz, son amour de jeunesse. La découverte du squelette, que l’on présume être celui de Charlie Wade, va être l’occasion pour Sam de remuer les vieux souvenirs de la ville, entraînant dans son sillage plusieurs remises en questions générationnelles mais aussi sociales au sein des trois communautés de la ville : les blancs, minoritaires mais contrôlant la ville, les mexicains, majoritaires et méprisés, et les noirs, isolés et dominant la base militaire…
L’Histoire, le racisme, les conflits de générations, la corruption, la justice, tous ces sujets sont brassés par John Sayles, qui les divise également en une multitude de sous thèmes (l’immigration, les liens père-fils, le carriérisme, le sens du devoir, la criminalité, etc etc…) venant s’entrecroiser dans un scénario aussi riche que tortueux. Lone Star (nom donné au drapeau texan) est un film incroyablement subversif qui, en plongeant dans les racines de cette petite ville du Texas, plonge dans les racines de l’Amérique entière pour comprendre comment elle est devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Autrement dit, Sayles remue la merde. Mais il ne le fait pas à la manière d’un pamphlet, et il se garde bien d’émettre un quelconque jugement, laissant cela au spectateur. Il procède comme le ferait un historien sérieux : loin de toute passion, en se contenant d’extraire information après information. Le shérif Sam Deeds ne cherche nullement à se débarrasser de l’ombre envahissante de son père. Sa seule quête est celle de la vérité, et ses découvertes n’entraînent aucune conséquence sur la vie de la ville. Il ne cherche même pas à empêcher le maire d’inaugurer la statue de Buddy Deeds. Son enquête s’apparente donc davantage à la plongée d’un historien dans les archives locales, représentées par la vieille génération, mémoire de la ville. Sayles adopte un rythme pesant, collant parfaitement non seulement à cette enquête informelle, mais aussi à l’atmosphère du Texas : une atmosphère lourde de chaleur aussi bien que de secrets. C’est en cela que Lone Star est un film d’auteur, ou plus exactement un film de scénariste : son refus de tout effet spectaculaire. Les dialogues se taillent davantage que la part du lion : ils sont tout le film. Les quelques flashbacks remontant à l’époque de Charlie Wade (Kris Kristofferson) et de Buddy Deeds (Matthew McConaughey) seront les seules fois où le film cessera l’introspection sur l’Histoire pour se concentrer sur l’écriture de cette même Histoire remise au goût du jour non seulement par Sam, mais aussi par tout un tas d’autres personnages de sa génération. Car Sam n’enquête après tout que sur le passé de sa communauté, représentée par son père. Mais il n’est pas le seul à avoir cherché en vain à couper les ponts avec ses aïeux. Son ex petite amie Pilar (Elizabeth Peña) cherche à faire de même avec sa mère, immigrée ayant réussie sa vie au point de réfuter ses origines mexicaines (elle se prétend espagnole) et de se livrer à l’exploitation de travailleurs clandestins. La communauté noire est elle aussi représentée à travers le Colonel Delmore Payne (Joe Morton), un homme ayant trouvé dans l’autoritarisme de l’armée le manque de barrières que lui fixa son propre père, le barman Otis Payne (Ron Canada).
Ces trois destinées sont rarement amenées à se croiser, et pour cause : la ville ayant été fondée sur le racisme, l’esclavage et la ségrégation, les échanges se font encore aujourd’hui limités. Les lois racistes ont disparu, mais les habitudes communautaires sont restées. Les blancs sont toujours au pouvoir, malgré qu’ils soient désormais minoritaires, les mexicains sont toujours exploités et les noirs n’ont comme seule perspective d’avenir que le casse-pipe militaire. Le café blanc reste squatté par les blancs, le café noir par les noirs, et la professeur d’Histoire, d’origine mexicaine, est remise en question par les parents blancs, plutôt adeptes du verre plein (nous avons construit un pays libre) que du verre vide (il a fallu des crimes) en ce qui concerne le sujet de la fondation de l’Amérique… L’ancienne génération incarne ces vieilles mentalités héritées de ces époques de ségrégation, remontant à très loin (les indiens, qui si ils ne sont représentés par personne ne sont pas pour autant absents des débats). Il est légitime que la nouvelle génération cherche à remettre en cause cet état de fait. Le processus est naturel, et les enquêtes menées par Sam Deeds, Pilar Cruz et Delmore Payne s’inscrivent dans le processus de l’Histoire. Eux qui durant leur enfance ont vécu sous le joug de ce racisme plus ou moins avoué et en ont pâti, se retrouvent à remettre en question les principes de leurs parents. D’où les conflits générationnels, qui viennent se broder sur les conflits raciaux préexistants. Sam et Pilar ont notamment vu leur amour brisé par leurs parents respectifs, peu enclins à laisser libre court à cette mixité émanent de la progéniture de deux personnalités de la ville. Buddy Deeds n’était pas le saint dont parlent les anciens, et la mère de Pilar n’a pas toujours été l’immigrée américanophile au-dessus de tous soupçons. Au simple racket du violent Charlie Wade, Buddy Deeds, s’est substitué sa propre corruption, davantage inscrite dans les institutions (par exemple, faire travailler des prisonniers mexicains pour construire sa propre maison). La liberté qu’il a apporté n’est que la garantie (voire l’obligation) pour chaque communauté de rester à sa place, sans être menacée de mort comme elles le furent par Wade. Quant à la mère de Pilar, elle aussi fut une clandestine mexicaine… La famille Payne, quant à elle, s’est construite dans la soumission, et le vieux Otis a échoué malgré ses volontés, et n’a rien réussi à changer. Son fils Delmore, en servant “la patrie” avec une grande sévérité vis à vis de ses soldats (et gérant sa famille avec autant de discipline), s’inscrit justement dans cette soumission inconsciente, dont il est justement amené à prendre conscience.
Lone Star est un film certes bavard, mais pourtant extrêmement intelligent. Derrière la merde communautariste, derrière les esprits conservateurs qu’il égratigne, se dessine pourtant le spectre de l’optimisme, à travers cette nouvelle génération plus ouverte, tout comme la génération précédente s’était elle-même montrée plus ouverte que celle d’avant, incarnée par Charlie Wade. L’Histoire progresse à rythme constant, et dans le bon sens. A partir de là, il est inutile pour Sam Deeds et tous les autres de lui forcer la main. La lenteur du rythme n’évoque rien d’autre que ce processus naturel, loin d’être arrivé à son terme, mais qui gagne inexorablement la société.