CinémaWestern

Les Justiciers insaisissables – Edmond Keosayan

justiciersinsaisissables

Неуловимые мстители. 1967

Origine : U.R.S.S. 
Genre : Estern 
Réalisation : Edmond Keosayan 
Avec : Viktor Kosykh, Vladimir Treshchalov, Vasili Vasilyev, Valentina Kurdyukova…

Alors que la guerre civile fait rage, le jeune Danka (Viktor Kosykh) assiste à l’exécution de son père par Sidor Lyuty (Vladimir Treshchalov), un bandit acquis aux armées blanches contre-révolutionnaires. Orphelin, il vit désormais avec sa sœur Ksanka et deux amis, Yashka et Valerka, avec lesquels il participe à leur façon à la défense du pouvoir bolchévik. Et dans cet objectif se dresse toujours Lyuty et ses hommes, associés à l’ataman Burnash.

L’occident n’est pas le seul endroit où le western fait florès. Même en Union soviétique, le genre connait son petit succès. Bien sûr, l’URSS n’est certainement pas l’endroit où le genre a été le mieux distribué, mais quelques spécimens ont réussi à y figurer sur grand écran. Les Sept mercenaires est de ceux-là, et son succès fut à ce point considérable que la Mosfilm prit la décision de concevoir une réponse soviétique, dont Les Justiciers insaisissables est la concrétisation. Non contente de vouloir s’approprier un genre à la base typiquement américain, la Mosfilm voulut mettre toutes les chances commerciales de son côté en faisant de son film le remake de Little Red Devils, un film muet sorti en 1923 toujours très apprécié en Russie… Voilà des méthodes que les studios américains ne réprouveraient pas. Ce pourrait-il que la dégénérescence du réalisme socialiste ait conduit la Mosfilm à faire sa perestroïka vingt ans avant Gorbatchev ? Il faut croire que certains l’ont pensé, puisque les critiques soviétiques reprochèrent au film de Edmond Keosayan une trop grande proximité avec le cinéma occidental. Il est vrai que cette initiative avait de quoi surprendre à l’époque, puisque l’année 1967 fut marquée par les célébrations du 50ème anniversaire de la révolution d’Octobre et que le moment se prêtait bien mal à l’adoption de la culture occidentale (sans atteindre un pic, la guerre froide continuait avec la guerre du Vietnam, la guerre des Six jours, le printemps de Prague…). Toutefois, il serait exagéré de dire que Les Justiciers insaisissables est dangereusement américanisé. Certes, son style est bien plus abordable pour un spectateur occidental, et par conséquent un peu plus déroutant pour un spectateur soviétique habitué aux films typiquement slaves (malgré les effets de la déstalinisation, le cinéma restait majoritairement une affaire culturelle, avec énormément d’adaptations d’auteurs classiques, de mise en scène avant-gardiste et d’humour russe), mais dans le fond Keosayan ne sort jamais de la ligne du Parti.

Quand bien même le caractère communiste des Justiciers insaisissables est nettement moins exacerbé que dans les films de la période du jdanovisme, il est des signes qui ne trompent pas. Sauf que cette fois, cela s’exprime sur des aspects qui peuvent très bien être partagés par n’importe quel progressiste d’occident. Ainsi, ce qui se prêtait le mieux à la propagande historique purement bolchévique est globalement adouci : les enjeux de la guerre civile se limitent en gros aux pauvres contre les riches sans autre forme de développement. Alors que les gardes rouges communient en musique avec le peuple, les blancs avinés saccagent une auberge et se montrent grossiers ! En dehors d’un paysan expliquant à ses camarades que la victoire des rouges leur ramènera tout leur bétail volé par les blancs (et le multipliera même par 10 !) il n’y a pas de grand discours partisan. De même, la vilénie de Lyuty se limite au meurtre du père de Danka et aux coups de fouets infligés publiquement à ce dernier. Et à vrai dire, avant de lui infliger ces coups, Lyuty a tancé ses hommes qui essayaient d’humilier l’adolescent, a cherché à lui expliquer le pourquoi du meurtre et a même voulu trinquer avec lui pour faire la paix (les coups de fouet ne sont que la conséquence du geste de Danka, qui a balancé le contenu de son verre au visage de Lyuty). On trouve même un prêtre sympathique contrebalançant un autre, totalement corrompu. Nous sommes quand même loin des officiers qui offraient de la viande avariée aux marins du cuirassé Potemkine dans le film d’Eisenstein. Tout ceci est en plus situé en début de film, comme si le réalisateur avait voulu tout exposer d’un coup pour avoir les mains libres par la suite. L’idéologie communiste s’exprime davantage sous une forme moins politisée, plus didactique, davantage adressée aux jeunes non-komsomols et sa principale représentation tient à la composition du groupe d’amis de Danka, au sein duquel nous retrouvons une fille, un intellectuel et un gitan (qui dans le film de 1923 était un garçon noir venu d’Amérique), auxquels on peut rajouter un allié adulte en la personne de Buba, un chanteur itinérant. Il faut bien entendu comprendre que les communistes sont opposés au racisme, qu’ils refusent le sexisme et qu’ils n’ont rien contre les travailleurs non manuels, au contraire des blancs, qui exploitent la fille et se moquent du gitan (par contre, l’intellectuel et l’artiste ne sont pas particulièrement brimés… ils jouent d’ailleurs un rôle moindre dans l’intrigue). Bon, bien sûr, Danka et ses amis finissent félicités et incorporés dans l’armée rouge par le maréchal Boudienny, héros de la guerre civile, mais en dehors de ça, les valeurs affichées par Les Justiciers insaisissables ne sont ni spécifiquement communistes ni contraires au marxisme-léninisme.

Davantage que la mollesse du propos politique, la mise en scène de Keosayan se prête à la polémique. Voulant tourner un “estern” soviétique tout en profitant du cadre idéal de la guerre civile russe et de la géographie du pays (où il existait de nombreuses terres vierges faisant écho au far west américain), le réalisateur a tout naturellement adopté le style qui sied à ce genre. C’est à dire de vastes panoramiques dans lesquels les personnages peuvent se poursuivre et errer en toute liberté, ou plus généralement la sublimation des décors extérieurs. Il adopte aussi le schéma classique du village assiégé par des bandits et que les héros doivent libérer. Ajoutons à ces éléments d’autres coutumes du western américain (le détournement du train, le “saloon”, et surtout le générique, qui voit la silhouette des quatre héros sur leurs chevaux face au soleil levant… rouge, quand même) ainsi qu’une certaine tendance au spectaculaire (fusillade, explosion, train passant sur un pont en flammes…) et là, effectivement, on peut dire que le film est occidentalisé. Mais tout de même pas au dernier degré. On ne peut qu’être gré au réalisateur d’avoir évité de souligner la jeunesse de ses quatre protagonistes adolescents, qui dans un film occidental nous aurait valu de lourdes séances d’attendrissement à faire pleurer dans les chaumières et de rires façon “école des fans”. Danka et ses amis ont beau être jeunes, ils se comportent bien en adultes et avec intelligence. Ainsi, lorsque Danka croit sa sœur assassinée, il parvient à garder la tête froide et Keosayan n’essaie pas de nous tirer les larmes des yeux. Il cherche plutôt à insister sur le fait que justement, ces enfants combattants ne sont plus des enfants. Cela sauve tout simplement le film : il aurait été tragique de désigner quatre merdeux immatures comme des héros de l’armée rouge. Et puis de toute façon, l’occident n’aurait jamais montré quatre adolescents orphelins maniant des armes à feu. Quant à l’humour, bel et bien présent, il s’exprime principalement via des adultes et se montre pour sa part dans la tradition russe. On le retrouve par petites touches, par exemple dans la chanson de Buba ou encore dans le ridicule personnage de ce jeune contre-révolutionnaire, persuadé d’avoir eu affaire à des fantômes dans le cimetière là où il n’a en fait qu’été trompé par une mise en scène organisée par Danka et ses amis. De l’humour facétieux, digne de Gogol, jouant sur l’obscurantisme.

Enfin, pour ce qui est du scénario en lui-même, il se montre particulièrement prolifique en aventures et relativement malin. Il n’est pas juste composé d’une intrigue linéaire appelée à se terminer au bout d’une heure treize (durée du film) mais plutôt de trois parties différentes, habilement liées par de faux-semblants. La première est une longue introduction présentant les personnages, le contexte et la localisation, la seconde se déroule au saloon et joue la carte du siège renversé : les hommes de Lyuty tiennent le village, mais cette soirée-là ce sont Danka et ses amis qui tiennent le saloon… On est donc tenus en haleine en attendant l’ouverture des hostilités, au cri du coucou (signe de ralliement attribué à Boudienny). La troisième se fait en “infiltration”, Danka prenant l’identité d’un cosaque en apprentissage pour espionner l’ataman Burnash et ses hommes. Même si l’on ne comprend pas trop comment Lyuty ne parvient pas à identifier immédiatement le garçon, c’est incontestablement le morceau de bravoure du film, au final démesuré qui sur le plan de l’action et de l’audace rivalise le plus avec le cinéma occidental.

Quoique sur le plan économique, la déstalinisation ait été assez catastrophique (la liberté accordée aux entreprises d’État a permis à la nomenklatura de se développer et de prospérer jusqu’à paralyser l’économie puis de revendiquer la propriété privée des moyens de production), il est vrai que sur le plan cinématographique, elle n’a pas fait de mal à l’industrie du cinéma. Du moins sur le plan créatif : s’aventurer dans de nouveaux genres et même s’essayer à un style plus occidental a permit au cinéma soviétique de se moderniser, sans pour autant abandonner l’idéologie socialiste, exprimée sous des formes plus variées. Toutefois, ce genre d’innovations ne devait pas empêcher le cinéma soviétique de préserver la spécificité de sa culture, sans quoi il aurait eu tôt fait de devenir ce que les films les plus populaires du cinéma russe (et pas que lui d’ailleurs) sont désormais devenus : de vagues reproductions de ce que fait l’Amérique. Ce qui incite à croire que le contrôle du studio de la Mosfilm par l’État soviétique n’a pas été que celui d’une oppression sur les cinéastes : cela a aussi été la garantie d’un cinéma préservé. Et dans le cas présent, c’est une réussite qui sera suivie de deux séquelles (autre procédé très américain).

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