La Classe ouvrière va au paradis – Elio Petri
La Classe operaia va in paradiso. 1971Origine : Italie
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Le trio marxiste Elio Petri (réalisateur), Ugo Pirro (scénariste) et Gian Maria Volontè (acteur principal) poursuit son petit bonhomme de chemin et signe sa dernière œuvre commune après A chacun son dû et Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Leur collaboration sera allée crescendo, jusqu’à arriver à cette Classe ouvrière va au paradis dont le titre est suffisamment clair pour laisser présager des enjeux présentés.
Lulu Massa travaille à la B.A.N., grosse usine basée en Italie fonctionnant à la pièce. C’est l’ouvrier rêvé pour la direction : ne se souciant pas des considérations politiques de ses camarades de travail, il est en outre une référence en terme de productivité, à tel point que la direction s’appuie sur lui pour établir les quotas de production de chaque ouvrier. Cette collaboration de classe lui vaut l’inimitié des autres travailleurs, à qui l’on demande toujours plus de pièces. La vie de Lulu se limite à l’usine : il délaisse sa femme et laisse en permanence son beau-fils devant la télévision. Jusqu’ici, il s’accommodait fort bien de cette situation. Mais un accident du travail sur sa machine va lui coûter un doigt. Les autres ouvriers prennent alors sa défense et ajoutent la sécurité à leur listes des doléances au patronnat. Lulu va alors s’investir totalement dans les luttes syndicales et dans leurs méandres. D’un côté, les étudiants radicaux postés inlassablement devant l’usine, et de l’autre l’union syndicale plus terre-à-terre et propice à la négociation.
Avant toute chose, signalons que La Classe ouvrière va au paradis a beau avoir été récompensé de la palme d’or à Cannes en 1972 (en compagnie de L’Affaire Mattei, autre film de gauche avec Gian Maria Volontè), il n’en fut pas moins expurgé d’une vingtaine de minutes dans certaines exploitations, dont celle sur laquelle se base cette critique. Sans présumer de ce que contenaient ces minutes manquantes (certainement pas de la pornographie ou de l’extrême violence), disons que le procédé laisse extrêmement dubitatif.
Passons désormais au vif du sujet, tel que le fait Elio Petri, dont le film, brillamment conçu, fait écho au travail à la pièce des ouvriers qu’il met en scène. D’entrée de jeu, la musique d’Ennio Morricone prend des allures mi-industrielles mi-militaires et nous accompagnons les ouvriers depuis l’extérieur enneigé de l’usine jusqu’à la salle de travail, vaste espace bruyant et grisâtre. Le cadre parfait pour la déshumanisation voulue par une direction dictatoriale et kafkaienne, qui sans jamais se montrer envoie ses émissaires contrôler le rendement de ses salariés. Lulu Massa est la construction la plus aboutie de ce mode de vie imposé. Il est une véritable machine humaine, percevant son propre corps comme une usine composée d’une direction (le cerveau) mettant en mouvement tout le reste et consommant de la matière première (la nourriture). Lulu n’a pas de vie sociale, pas d’amis, il ne veut plus faire l’amour à sa femme et ne s’occupe pas de son fils, qui comme lui s’abrutit devant la télévision. Toute sa ferveur passe dans son outil de travail, sa machine, sur laquelle il libère toutes ses pulsions, le réduisant temporairement à l’état de bête. Admettant volontiers faire un travail qu’un singe pourrait faire, il ne pense pas à autre chose qu’au fessier d’une collègue (qu’il voit comme “le paradis”), se défoulant ainsi sur sa machine. Ses colères aussi nourrissent sa productivité, ses gestes étant violents et répétitifs. Il faut le voir ainsi sous haute pression, rouge brique, beuglant à tout va. Gian Maria Volontè livre une prestation de haute volée, avec une robustesse qui ne lui est pas forcément très coutumière.
Travailler de la sorte fait de Lulu un être non seulement solitaire, mais aussi un être paradoxalement fragile, pouvant céder à tout moment. Tel une machine, son corps peut à tout instant céder à la pression, le conduisant à la mort, ou pour reprendre les termes qu’il utilise après son accident, l’envoyer “d’un enfer à un autre”. A défaut de la mort, il pourrait aussi bien sombrer dans la folie, à l’instar de Militina (Salvo Randone), ex ouvrier mythique aujourd’hui enfermé dans un asile et à qui il rend visite suite à son accident pour découvrir que les signes avant coureur de la folie sont ceux qu’il rencontre actuellement. Ayant maintenu durant cette première partie un rythme industriel très “boulot-dodo” (sans passer par le métro) saisissant pour le spectateur, Petri commence alors à verser ouvertement dans le militantisme et la politique. Ces domaines sont les instruments de la classe ouvrière contre l’aliénation physique aussi bien que mentale dont elle est la victime. Comme le laisse entendre Militina, dont la folie n’aura pas entaché la compréhension des choses, l’ouvrier n’est qu’une pièce dans la chaîne de production. Une pièce pourtant indispensable que la bourgeoisie exploite comme si elle était insignifiante. Pour preuve, l’ouvrier ne sait pas à quoi est destiné ce qui constitue le fruit de son labeur. Ce qu’il produit n’est pas à lui, et ce n’est pas le fait de l’avoir produit qui constitue son salaire. La revente de la pièce ne lui procurera aucun bénéfice. Car comme l’explique Karl Marx, le salaire ne représente que l’achat de la force de travail par le patron. Une force de travail achetée à un prix n’excédant pas le montant nécessaire à la satisfaction des besoin de l’ouvrier (assurant la récupération de ses forces pour la prochaine journée de travail) et la perpétuation de sa lignée, la classe ouvrière. Le travail à la pièce (en vigueur à l’usine B.A.N.) est aussi l’exemple utilisé par Marx, notamment dans son indispensable Travail salarié et capital. Il s’agit d’un système particulièrement injuste dans lequel les dépenses relatives à la satisfaction des besoins de l’ouvrier sont assimilées à son taux de production journalier, durement contrôlé par la direction. Elio Petri maîtrise très bien son marxisme, et c’est donc fort logiquement qu’en tirant la productivité à la hausse, Lulu se sera mis à dos tous ses camarades.
Après son accident, Lulu s’ouvre donc aux luttes. Petri ne verse nullement dans la glorification propagandiste de la lutte syndicale divisée. Nouveau venu dans le milieu de la politique, le personnage de Volontè s’oriente dans la direction des étudiants gauchistes, sur le qui-vive de la Révolution. Le réalisateur semble ici régler ses comptes avec les mouvements politiques et estudiantins de la fin des années 60. Quelques peu ridicules, ces étudiants éructent inlassablement de grandes phrases à destination des ouvriers, les exhortant à l’extrémisme. Ce sont de jeunes naïfs ne connaissant pas le monde du travail, et ne se souciant finalement que peu du sort des individus qu’ils prétendent défendre. Petri n’hésite pas à les tourner en ridicule, notamment pour ce jeune manifestant brailleur se prenant physiquement pour Karl Marx lui-même, ou encore pour cette jeune ouvrière -celle sur laquelle fantasmait Lulu- séduite par ces idées gauchistes et à ce point naïve qu’elle découvre l’amour dans la petite bagnole de Lulu, malgré l’exiguïté de l’espace empêchant tout mouvement. La jeunesse et sa naïve pureté révolutionnaire ne sont certainement pas les solutions de la classe ouvrière, et Lulu finira licencié et interdit de pénétrer dans l’usine, chose dont les étudiants ne se soucient pas pour mieux se concentrer sur les généralités. En cela, Petri semble davantage se rapprocher de Lénine et de son livre Le Gauchisme, la maladie infantile du communisme que des trotskystes, maoïstes et autres anarchistes ayant sévi à la fin des années 60.
L’autre alternative est celle de la lutte plus classique, la lutte sur le terrain syndical faite de négociations plutôt que de revendications péremptoires. C’est celle à laquelle la quasi intégralité des camarades de Lulu se joignent. Mais là aussi, les débouchés sont incertains. L’unité syndicale, perçue par les étudiants comme une tactique révisionniste, freine considérablement le mouvement, et il n’est pas dit que les leaders syndicaux ne soient pas des “jaunes”, c’est à dire des traîtres à la classe ouvrières négociant davantage pour préserver l’intégrité de l’entreprise que pour améliorer le sort de ceux qui leur font confiance. Bien qu’étant légèrement favorisés par Petri, ces syndicats ne représentent que peu de perspectives, la bourgeoisie restant maître de la situation, et n’étant pas à cours d’idées pour ce qui est d’inventer de nouvelles formes d’exploitation. Lulu ne semble en tout cas pas y trouver son compte, pétant littéralement les plombs chez lui, dans une séquence d’une ironie désespérée dans laquelle l’ouvrier s’en prend à la poupée Picsou de son fils (et ignore totalement le portrait de Staline remisé au placard). Que lui reste-il donc ? Petri se montre assez pessimiste. Lulu pourrait aussi bien faire à l’image de sa femme, se couvrir d’illusions démocrates-chrétiennes (elle rêve ainsi de se payer un vison à la seul force d’un mérite gracieusement rétribué par son propre patron). Mais ce chemin ne le séduit pas. Le paradis de la classe ouvrière reste finalement à découvrir dans l’esprit de Petri, et la voie y menant demeure toujours une chose floue. Ayant démissionné du Parti Communiste italien en 1956 suite à l’intervention en Hongrie de l’U.R.S.S., le réalisateur ne semble pas avoir été séduit depuis ce temps par une des voix menant supposément au paradis socialiste. Plus noir encore, La Classe ouvrière va au paradis laisse entendre que Petri ne croit plus à ce genre de paradis (ce qui ne serait pas très marxiste)… La conclusion logique d’un film certes excellent mais guère réjouissant pour la classe ouvrière.