Invasion Los Angeles – John Carpenter
They Live. 1988Origine : États-Unis
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John Nada, travailleur itinérant, arrive à Los Angeles où il trouve un petit boulot d’ouvrier. Logé dans un camp pour sans-abris, il observe les étranges activités de l’église de l’autre côté de la rue, avant de s’y rendre pour y découvrir une organisation contestataire tentant tant bien que mal de promouvoir l’idée que la société n’est pas ce qu’elle semble être à première vue dans les médias. Tout aurait pu s’arrêter là si la police n’avait pas le jour suivant fait évacuer tout le bidonville et arrêté les membres de l’église. Ayant échappé à la rafle policière, Nada va donc retourner dans l’église et il y trouvera de bizarres paires de lunettes de soleil permettant de voir clair à travers la société : certains humains sont en réalité des extra-terrestres déguisés ayant envahi le monde pour diriger le pays d’une façon ultra-libérale. Commencera alors pour Nada une âpre lutte, non seulement contre les extra-terrestres mais aussi pour faire admettre la réalité à ses camarades…
Vers la fin du règne de Ronald Reagan, John Carpenter, n’y tenant plus, livre son film le plus ouvertement politique, adapté d’une nouvelle parue dans les années 60 et dont l’histoire rappelle furieusement L’Invasion des profanateurs de sépultures de Don Siegel. Transposé à la fin des années 80 et modifié par Carpenter, ce sujet prend alors toute son ampleur et dépasse de loin le cadre de la paranoïa pour devenir une réalité concrète, où la présence des extra-terrestres est connue de certains humains, versant dans la collaboration pure et simple avec pour simple objectif de s’enrichir sur le dos des travailleurs pauvres. Carpenter ne laisse jamais place au doute : les extra-terrestres sont bel et bien là, et leur existence n’est pas à prouver, mais à accepter. Difficile pourtant d’accepter la réalité telle qu’elle est, surtout que ces extra-terrestres, en fait les métaphores des capitalistes reaganiens, contrôlent la société de fond en comble et où, sous couvert de liberté, ils véhiculent des idées de passivité, de conformisme et de consommation intempestive. Car telle est la seule liberté des citoyens : rejoindre les rangs des dominants et prospérer, ou refuser leur système et s’appauvrir à la fois financièrement mais aussi culturellement. Car le contrôle des médias est central à la domination de ces envahisseurs : en plus d’êtres dirigés par des extra-terrestres et par des collaborateurs, ils endorment véritablement le peuple à grand renfort de programmes stupides et de discours politiques mielleux. C’est bien entendu la télévision qui est principalement visée (il faut voir le genre de choses que les télévisions du film diffusent !), mais ne doutons pas que si la presse écrite avait été davantage cinégénique, Carpenter y aurait fait autant référence.
Pour parfaire encore le tableau, en plus des hommes politiques et des hommes d’affaires (les fameux yuppies des années 80), en plus des médias, la police est également de mèche avec ces aliens d’un genre particulier : elle aussi est infiltrée, et même les agents humains doivent obeir aux ordres de leur administration, sans se poser de question et sans même savoir qui sont réelement ceux qui les dirigent et dans quel but les ordres reçus furent ils donnés.
Tout ceci cadre à la perfection le bilan de politique intérieure des années Reagan vu par les yeux de Carpenter : le capitalisme n’a plus rien d’humain, il vise subtilement à endormir les consciences politiques citoyennes tout en récompensant ceux qui le soutiennent dans cette entreprise. La conséquence en est que ces collaborateurs s’enrichissent sur le dos d’une population inconsciente menée peu à peu dans la pauvreté la plus crasse, bien entendue jugée génante par ceux-là même qui l’ont rendue inévitable. Les conditions de vie se détériorent dans les milieux populaires, la police réprime secrétement mais sévérement les anti-conformistes tandis que la presse véhicule les idées de soumission et d’obeissance. C’est dire à quelle point la vision que Carpenter se fait de l’Amérique de cette période est noire, lui qui à l’instar de son héros John Nada au début du film fut un américain naïf, croyant aux libertés américaines pour finalement être amené à se réveiller pour constater la triste réalité. Ce n’est du reste pas un hasard si le film débute sur la vision de John Nada (Nada voulant dire “rien” en espagnol, et designe son statut social) arrivant à Los Angeles, en Californie, par le biais des chemins de fer. Ce fut déjà le cas de nombreux autres travailleurs dans la période de la Grande Dépression, avec tout ces travailleurs pauvres du centre du pays qui débarquèrent en Californie croyant à un nouvel El Dorado et ne trouvant que l’exploitation de la misère humaine.
Les Raisins de la colère de Steinbeck sont donc finalement aussi proches d’Invasion Los Angeles que l’est L’Invasion des profanateurs de sépultures (le film de Carpenter marchant d’ailleurs plus sur les pas de la version de Philip Kaufman que sur ceux de la version Don Siegel). Il faut dire que la vision du film en tant qu’oeuvre de science-fiction et d’action a tendance à être quelque peu masquée par les propos politiques de Carpenter, qui pourtant ne se prive pas de placer de nombreuses scènes de genre, telle par exemple cette longue bagarre entre Roddy Piper et Keith David, le premier voulant imposer le port des lunettes révélatrices au second. Une scène formellement basée sur le passé de catcheur de Piper, avec des prises spécifiques, avec l’utilisation d’objets annexes et avec un enjeu a priori plutôt mince (10 minutes de bagarre pour qu’un homme mette une paire de lunettes de soleil, quand même). L’humour est donc également de mise, dispensé assez subtilement durant cette scène (aussi bien qu’à travers tout le film, d’ailleurs, qui ironise beaucoup sur les extra-terrestres et sur leurs collaborateurs). Mais comment percevoir ce combat autrement que comme la représentation métaphorique de la difficulté à faire ouvrir les yeux à un peuple endormi et qui refuse obstinément de voir la réalité, soit par peur soit par démission intellectuelle et citoyenne ? C’est pourquoi Piper en chie et se prend des coups pendant une aussi longue durée, histoire de bien démontrer que la chose est une véritable lutte en soi. Toute la portée symbolique prend le dessus sur le spectacle immédiat, et il en va de même pour presque tout le film, qui pourtant s’agrémente d’une musique de Carpenter encore une fois très soignée et qui ne recule jamais devant la possibilité d’inclure des scènes éminemment ludiques, systématiquement transcendées par le brio du réalisateur pamphlétaire.
Invasion Los Angeles, sans le renier, dépasse donc de très loin son cadre de petite production au sujet d’une énième invasion secrète d’extra-terrestres. C’est un film très bien mené, très intelligent, très vindicatif contre une forme de politique et de société discriminatoire au possible qui a symbolisé les années 80 américaines, et qui continue sans aucun doute à être de rigueur de nos jours (le sujet de la pollution est même également abordé par le biais d’une des scènes du film !). Incontestablement l’un des tous meilleurs films de John Carpenter.