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Black Rainbow – Mike Hodges

Black Rainbow. 1989.

Origine : Royaume-Uni
Genre : Conversation avec l’au-delà
Réalisation : Mike Hodges
Avec : Rosanna Arquette, Jason Robards, Tom Hulce, Mark Joy, Ron Rosenthal, John Bennes, Linda Pierce.

Martha Travis (Rosanna Arquette) est médium. Ce don lui est apparu durant son adolescence et depuis lors, elle sillonne les États-Unis accompagnée de son père Walter (Jason Robards). Ce dernier se charge de toute la partie organisationnelle et promotionnelle, lui laissant la vedette lors de grands raouts populaires où elle entre en communication avec l’au-delà devant une assistance médusée. Un numéro bien rôdé qui connaît un premier couac à Oakville lorsque Martha annonce le décès de Tom Kuron à son épouse Mary. Interdite, elle rejette fermement cette affirmation de mauvais goût puisqu’elle a laissé son mari bien vivant à la maison, vautré devant la télévision. Martha refuse de se déjuger et Mary entre retrouver son mari, lequel est assassiné alors qu’elle s’affaire en cuisine. Une sordide affaire qui attire le journaliste Gary Wallace (Tom “Amadeus” Hulce), peu sensible à tout ce qui touche à la parapsychologie et à la religion mais concerné par tout ce qui peu servir ses ambitions. Pour lui, tout ce qui tourne autour de Martha relève de la supercherie. En revanche, il est convaincu qu’elle connaît l’identité de l’assassin suite à ses échanges avec Mary Kuron, et que ce meurtre implique le maire de la ville et son exploitation douteuse des nombreuses usines qu’il possède dans la région. N’obtenant pas ce qu’il était venu chercher en l’approchant de très très près, il promet à la médium un article gratiné afin de révéler au monde toute l’imposture de son activité. Sauf qu’un nouveau drame touchant des personnes que Martha avait évoqué la veille l’amène à infléchir sa position et à considérer que la jeune femme pourrait bien être menacée pour ce qu’elle a vu.

Cinéaste rare, Mike Hodges reste connu pour deux films aux antipodes d’une filmographie dominée par le polar. La loi du milieu en 1971 marque son entrée en grandes pompes dans le monde du cinéma et offre à Michael Caine l’un des rôles emblématiques de sa prolifique carrière. A l’opposé, près d’une décennie plus tard, Flash Gordon emboîte maladroitement le pas à La Guerre des étoiles et tombe dans tous les travers que son prédécesseur avait su éviter, le kitsch et le ridicule. Pourtant, en dépit de ses nombreux défauts, le film jouit d’une bonne cote d’amour auprès des amateurs de fantaisies spatiales. Une bienveillance que Les Débiles de l’espace, tourné à l’initiative de deux humoristes britanniques, ne suscitera guère. Mike Hodges se montre finalement bien peu à l’aise avec le fantastique démonstratif et si son retour au polar avec L’Irlandais ne rencontre pas un fol enthousiasme, au moins a t-il le mérite de lui faire remonter doucement la pente. Black Rainbow est un projet que Mike Hodges mûrit depuis 5 ans, né de ses préoccupations écologiques, et qui connaît un développement houleux. Sans doute échaudé par les retours désastreux de Flash Gordon, et aussi davantage intéressé par des entreprises plus tape-à-l’œil, Dino De Laurentiis refuse d’en assurer la production. Mais Mike Hodges croit à son sujet. Il démarche un autre producteur qui se montre quant à lui beaucoup plus enthousiaste. Sauf que cet accord tombe à un moment où, pris sur d’autres projets, Mike Hodges ne peut se lancer dans le tournage dans l’immédiat. Son scénario dort donc dans un tiroir jusqu’à ce qu’il refasse surface à la faveur d’un changement de direction au sein de cette maison de productions, plutôt favorable au financement de ce type de film. Désormais libre, Mike Hodges peut enfin se remettre au travail, signant une sorte de thriller métaphysique au fantastique discret.

Sur un sujet assez proche (John Smith et Martha Travis voient l’avenir et leur don les astreint à une profonde solitude), Black Rainbow prend le parfait contrepied de Dead Zone. Hors de question pour Mike Hodges de donner corps aux visions de Martha au moment où celles-ci l’assaillent. Il reste focalisé sur les propos de la médium et le lien qui s’instaure avec les personnes qui se succèdent au micro, ne perdant rien de leur expression de terreur et d’incompréhension mêlées face à ce que l’au-delà leur révèle par sa bouche. Il se refuse également à idéaliser la jeune femme en la montrant partir en croisade pour empêcher que ses “prédictions” ne s’accomplissent. Déjà parce que Martha n’a pas tout de suite conscience de la nature prophétique de ses visions. Faire le lien entre les morts et les vivants relève de son quotidien et elle n’a aucun moyen de distinguer ce qui s’est produit de ce qui va se produire. Une fois qu’elle prend conscience de cette nouveauté, elle accueille ces “prédictions” avec fatalisme, comme un fait acquis. Elle ne les remet jamais en question quand bien même ses interlocutrices (ce sont en majorité des femmes qui viennent échanger avec elle) soutiennent qu’elles sont fausses. Et elle ne cherche donc jamais à leur venir en aide. Martha n’a pas vocation à sauver le monde. Elle n’a rien d’une sainte. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas tant pour soulager des âmes que pour gagner sa vie. Une attitude cynique qu’elle tient de son père, lequel par ailleurs croit moins en sa fille qu’en la crédulité des gens. Cette relation père-fille constitue le cœur du film. Avant d’être un thriller fantastique, Black Rainbow se veut surtout le récit d’un enfermement. Martha mène une existence de recluse, contrainte à la sédentarité par un paternel omniprésent et insensible à ses aspirations. Sa liberté – toute relative – elle la trouve dans ses rapports avec les hommes, lesquels se résument à des relations sexuelles dépassionnées. Avec eux, elle ne cherche pas la séduction. Elle joue carte sur table et prend bien soin de toujours rester maître du jeu, à l’inverse de ce qu’elle vit au quotidien avec son père. Un paternel infantilisant qui tient fermement les cordons de la bourse pour mieux la garder sous son emprise. Walter est un joueur dans l’âme, jamais bien loin de la provocation. Lui aussi s’astreint à l’isolement. La vie qu’il s’est choisie tient d’une forme d’opportunisme qu’il maquille en sacerdoce. Derrière l’homme à poigne jamais plus humiliant et cassant que lorsque son gagne-pain menace de lui filer entre les doigts se cache un être meurtri. Désarmé face à une société changeante et gangrénée par des ambitieux qui altèrent le monde qu’il a connu à grands renforts d’opérations financières agressives, la religion – et son exploitation – demeure son unique valeur refuge. Il n’a pas d’autre horizon que celui de ces rassemblements populaires où une foule disparate se presse avec la volonté de soulager un manque en se rapprochant un fugace instant d’un être cher. De ces instants d’intimité volée, il en fait un spectacle avec chants gospels et accompagnement au piano autour d’une Martha toute vêtue de blanc qui trône au centre de la scène devant un auditoire conquis d’avance. Or Martha ne supporte plus cette tendance à tout spectaculariser, d’autant que les visions qui l’assaillent désormais ne sont qu’une litanie de violences, de malheurs et de morts. Elle les interprète comme étant les symptômes de la destruction imminente de l’humanité. Une humanité pour laquelle Walter pense œuvrer, placebo dérisoire d’un monde au bord du précipice.

Mike Hodges construit un récit aux couches multiples. Derrière le délitement des relations père-fille se jouent des bouleversements sociétaux et environnementaux desquels la partie thriller de l’intrigue prend sa source. Des magouilles politico-financières que le journaliste Gary Wallace met en lumière, lesquelles implique le maire de Oakville (et accessoirement propriétaire des nombreuses usines qui parsèment la région) et le lieutenant de police Weinberg. Avec son nom à consonnance biblique, le maire Ted Silas fait la pluie et le beau temps dans la région, décidant qui doit vivre et qui doit mourir. Un personnage arrogant et borné, comme le dépeint le policier à la lucidité tardive, qui s’abrite sans scrupules derrière le seigneur lors de prêches enflammés à l’église. Persuadé d’œuvrer pour le bien de la communauté (“Seigneur, accorde sa récompense à l’homme fier”), il tient en réalité la ville sous son joug. Son portrait essaime dans la ville et toise ses concitoyens, les renvoyant à leur dépendance. Mike Hodges se garde bien de clore cet arc narratif. Tel ce lierre qui envahit tout et contre lequel l’homme demeure impuissant (symbole d’une mère nature qui saura malgré tout toujours reprendre l’ascendant), il est impossible de venir à bout de cette engeance industrialo-politique aux ramifications tentaculaires. Ce combat est aussi vain que celui que Martha mène contre son père pour recouvrer sa liberté. Dans cette société déboussolée, la jeune femme se trouve dans une impasse. Plébiscitée par une foule incapable de tirer un trait sur le passé, elle subit leur opprobre dès lors que ses visions deviennent annonciatrices de lendemains encore plus sombres. Les couleurs de l’arc-en-ciel se teintent de noir et la quiétude des âmes dans l’au-delà n’est plus. Les gens refusent l’image qu’elle renvoie de leur quotidien dès qu’elle s’éloigne de la réconfortante imagerie d’Epinal. Sa sincérité détonne. Dans ce milieu évangéliste où le simulacre le dispute à l’escroquerie, Martha tente de trouver un compromis dans un souci de transparence méritoire, bien que voué à l’échec. Les gens ne voient que ce qu’ils veulent bien voir. Cette sincérité transparaît dans le jeu même de Rosanna Arquette qui interprète son personnage sans afféteries. Il est hors de question pour elle et pour le réalisateur de tourner en ridicule son cérémonial. Martha croit en ce qu’elle fait et voit, et cela transparaît à l’écran. Mike Hodges a ce même souci de la retenue lorsqu’il se confronte directement au fantastique. Une dimension fantastique qui passe essentiellement par le regard des personnages, au point qu’il n’y ait jamais bien loin du fantasme à la réalité.

Jamais là où on l’attend, Mike Hodges étonne positivement par son approche mesurée du genre sous un angle passablement casse-gueule. Jamais dans la moquerie ou la caricature, il apporte une grande attention au drame qui se joue, s’appuyant sur d’excellents comédiens, des plus connus (la déjà citée Rosanna Arquette, le vétéran Jason Robards) aux seconds couteaux (John Bennes, parfait de suffisance dans le rôle du maire Silas). En outre, il fait montre d’un sens de la mise en scène certain lorsqu’il s’agit de contourner les effets pyrotechniques d’usage. Cette explosion dévoilée uniquement par son souffle qui trouble la quiétude d’une bourgade au petit matin (envolée de feuilles mortes, balancement des feux tricolores, bannière étoilée malmenée et retentissement des sirènes des véhicules de secours), relève du divin. Le calme avant la tempête n’a jamais été aussi bien représenté que par ces quelques plans en état de grâce.

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