Alexandre Nevski – Serguei Eisenstein
Au XIIIème siècle en Russie, le pays subit le double joug des mongols, à l’Est, et des chevaliers teutoniques, à l’Ouest. Ceux-ci occupent la ville de Pskov au sein de laquelle ils commettent les pires atrocités envers la population. La résistance s’organise alors à Novgorod autour d’Alexandre Nevski, prince pacifique d’un peuple de pêcheurs. Galvanisés par leur chef, les russes se mobilisent pour combattre le danger le plus pressant : les allemands. Tandis que le gros des troupes s’apprête pour l’affrontement, Alexandre Nevski, employant la tactique de fuite devant l’ennemi, attire les chevaliers teutoniques sur les surfaces gelées du lac Peïpous. Sous le poids des chevaux caparaçonnés et des hommes en armures, la glace se rompt, entraînant les chevaliers dans les eaux glacées du lac. A la tête de son armée victorieuse, Alexandre Nevski entre dans Pskov libérée sous les acclamations d’une foule reconnaissante…
La sortie d’Alexandre Nevski, le 23 novembre 1938 mettait fin pour son réalisateur, S.M Eisenstein, à une longue période de déboires et de projets inaboutis. Depuis 1929 en effet – année où il termina et signa La Ligne générale -, Eisenstein avait vécu la consternante aventure américaine, puis, de retour en U.R.S.S., il s’était vu contraint de condamner publiquement son “formalisme” dans une lamentable autocritique ; enfin, le tournage de ce qui aurait dû être son premier film parlant, Le Pré de Béjine, avait été interrompu par décision autoritaire du responsable de la cinématographie d’Etat, Boris Choumiatzsky, alors que deux millions de roubles avaient été investis dans cette production. Cette humiliation infligée au réalisateur coûta cher non seulement à l’art soviétique, qui se priva de l’œuvre d’un de ses plus grands créateurs, mais à Choumiatzsky lui-même, qui se vit qualifié, peu de temps après, de “saboteur”; avant d’être victime des purges staliniennes de janvier 1938.
Après avoir été ainsi désigné à l’opprobre pendant de longues années, Eisenstein se voyait confier la tâche de réaliser un grand film historique “d’actualité”. La présentation de la révolte victorieuse du peuple russe, rassemblé autour d’Alexandre Nevski, contre les chevaliers teutoniques était en effet un avertissement, à peine dissimulé sous les plis de l’épopée, adressé aux nazis et un appel au peuple soviétique à serrer les rangs autour de son chef Staline. Le double message était d’ailleurs clairement exprimé dans le discours qu’Alexandre adressait aux habitants de Pskov après la libération de la ville : “Allez et dites au monde entier que la Russie demeure. Que s’approche sans crainte celui qui vient en paix, mais que celui qui vient avec l’épée sache qu’il mourra par l’épée. Ceci est la promesse de la Russie, aujourd’hui et à jamais“.
Dans un article intitulé “Mon sujet est le patriotisme”, Eisenstein définissait lui-même Alexandre Nevski comme “un film d’actualité, puisque les sentiments qui poussèrent au XIIIème siècle le peuple russe à chasser l’ennemi sont les mêmes que ceux qui inspirent aujourd’hui le peuple soviétique et qui sont partagés par tous les peuples actuellement menacés par l’expansionnisme allemand“.
Le tournage du film débuta en automne 1937 ; comme pour toutes les autres réalisations d’Eisenstein, les prises de vues étaient assurées par son opérateur habituel, Edouard Tissé. Après un an de travail, temps relativement court compte tenu de l’énormité de l’entreprise, Alexandre Nevski put enfin être présenté au public soviétique. La première eut lieu au théâtre du Bolchoï : ce fut un triomphe.
Mais avec la signature du pacte germano-soviétique, en août 1939, Alexandre Nevski devint un film gênant ; il fut donc retiré de l’affiche alors qu’il avait valu à son réalisateur et à Tcherkassov, son interprète principal, d’être décorés de la plus haute distinction nationale : l’ordre de Lénine.
Après le 22 juin 1941, date de l’invasion de l’U.R.S.S., par les troupes allemandes, Alexandre Nevski sortit de son purgatoire politique et retrouva sa place sur les écrans. Un peu plus tard, mettant à l’honneur Eisenstein et son film, le gouvernement soviétique créait une nouvelle décoration pour les actes d’héroïsme au combat : l’ordre d’Alexandre Nevski !
Si Eisenstein put diriger son film grâce à la faveur retrouvée auprès des dirigeants politiques, il ne parvint pas, toutefois, à lever totalement leur méfiance à son égard. C’est ainsi qu’il se vit “encadré” de collaborateurs prêts à “l’aider à s’en tenir à la ligne“, tels le scénariste Pavlenko et le coréalisateur Vassiliev, vigilants gardiens de l’intégrité du scénario. Quant à l’acteur principal, Nicolaï Tcherkassov, il suffit de rappeler qu’il était membre du Soviet suprême…
Mais un esprit créateur comme celui d’Eisenstein ne pouvait être réellement bridé par ces présences, aussi encombrantes fussent-elles. En réalisant son premier film parlant, celui-ci avait enfin l’occasion de mettre en pratique ses thèses sur l’utilisation du son par rapport à l’image. Eisenstein se préoccupait moins de la complémentarité du son et de l’image que des possibilités de chocs émotionnels nouveaux qu’il pouvait tirer du violent contraste entre deux moyens d’expression différents. Toutes ses recherches portèrent donc sur le rapport contrapuntique que l’élément visuel et l’élément sonore entretiennent entre eux. Ces recherches allaient aboutir à l’éblouissante réussite audiovisuelle que constitue Alexandre Nevski, particulièrement bien illustrée par deux de ses plus célèbres séquences : l’attaque des chevaliers teutoniques et la batailles sur la glace, dans lesquelles l’impact des images d’Eisenstein est indissociable de celui de la musique de Prokofiev.
La partition ne se contente pas en effet d’illustrer ou d’accompagner les images, elle participe totalement à la dynamique des séquences et en révèle toute l’intensité dramatique. A ce jour, et pour les mêmes raisons qu’hier, Alexandre Nevski demeure une œuvre novatrice, moderne autant qu’essentielle et incontournable au sein du 7ème art. Un film fait par l’Histoire et y participant tout à la fois.