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A la recherche de Garbo – Sidney Lumet

Garbo Talks. 1984.

Origine : États-Unis
Genre : A la recherche du temps perdu
Réalisation : Sidney Lumet
Avec : Anne Bancroft, Ron Silver, Carrie Fisher, Catherine Hicks, Steven Hill, Howard Da Silva, Dorothy Loudon.

Farouchement indépendante et engagée, Estelle Rolfe se bat à son niveau contre les injustices du quotidien. Elle n’hésite jamais à clamer bien haut ce qu’elle pense pour le plus grand désespoir de son fils Gilbert, qui aimerait à ne pas avoir à venir constamment la chercher dans un quelconque poste de police. Le jour où elle apprend qu’elle souffre d’une tumeur au cerveau, son monde s’écroule. Condamnée à brève échéance, elle doit se résoudre à quitter son appartement pour loger à l’hôpital et y suivre des soins. A son fils, elle fait part d’une dernière volonté : rencontrer Greta Garbo, l’actrice dont elle a vu tous les films et qu’elle admire depuis toujours. Une lubie que Gilbert prend néanmoins très au sérieux. Il s’évertue à remuer ciel et terre afin de retrouver la trace de la star. Ce qui n’est pas une mince affaire puisque l’actrice se tient éloignée des remous de la vie médiatique. Il lui faut alors jouer les apprentis détectives, ce qui tend à empiéter sur son temps de travail et sa vie de couple.

Bien qu’il ait achevé les années 70 par le fiasco The Wiz, véhicule à la gloire de Diana Ross et Michael Jackson commandé par la branche cinématographique de la Motown, Sidney Lumet a largement contribué à l’éclat du cinéma américain de cette décennie au travers de films mémorables comme The Offence (certes une coproduction, mais quel film !), Serpico, Un après-midi de chien ou encore Network : Main basse sur la télévision. Les bouleversements de l’industrie cinématographique entre les années 70 et 80 n’auront aucun effet sur lui. Sidney Lumet continue son petit bonhomme de chemin au mépris des modes mais pas de ses envies. Sortie de Le Prince de New York, sa grand œuvre réalisée en 1981, sa filmographie au cours de cette décennie tapageuse, pourtant d’une grande variété, aura longtemps suscité un profond désintérêt. Et puis le temps, les rétrospectives et les rééditions feront leur œuvre, permettant à certains de ses films d’être reconsidérés et de connaître une seconde jeunesse. Parmi ceux-là figure A bout de course, film d’une confondante simplicité qui part de l’intime pour mieux ausculter les nombreuses brisures qui ont façonné la société américaine. A la recherche de Garbo a lui aussi bénéficié d’une réhabilitation tardive alors que sa sortie en salles n’avait guère soulevé l’enthousiasme. Il partage pourtant d’indéniables points communs avec A bout de course. Il y a dans l’un et l’autre un questionnement autour de l’engagement politique et des conséquences que cela peut avoir sur la vie de famille. Si l’on ajoute Daniel, sorti en 1983, nous sommes face à une trilogie informelle qui démontre la cohérence qui préside aux choix de Sidney Lumet et la diversité de son approche. Avec A la recherche de Garbo, il s’inscrit volontiers dans un registre plus léger et frivole, pas si courant chez lui, qui confère à cette quête incongrue de doux airs de rêveries.

Greta Garbo la divine ! Une star comme en abritait le Hollywood de l’âge d’or, inaccessible et impénétrable, et qui a su le rester après le passage du muet au parlant. Une femme de caractère qui n’a pas hésité, au cours d’une carrière très courte – 20 ans -, à édicter ses exigences à une industrie qui n’avait pas l’habitude qu’on discute ses règles du jeu. Retirée des studios et de la vie médiatique depuis 1941, Greta Garbo n’a pourtant jamais déserté la mémoire collective, demeurant une figure marquante et célébrée du septième art jusqu’à atteindre un statut de mythe. Comme le disait si joliment Federico Fellini : “Elle fut la fondatrice d’un ordre religieux appelé cinéma”. Pour Estelle Rolfe, la filmographie de l’actrice tient de la valeur refuge par excellence. Elle peut revoir chacun de ses films un nombre incalculable de fois, elle sera toujours traversée par le même flot d’émotion. Elle trouve en Greta Garbo un modèle de vie, se construisant à travers les rôles de son idole. Comme elle, Estelle décide de vivre selon ses propres règles et désirs, quitte pour cela à se retrouver seule. Ses convictions et son militantisme ont entraîné son divorce et tiennent son fils unique à bonne distance. Estelle est une femme qui ne transige pas, capable de rater le mariage de sa progéniture dans un palace pour se rallier aux employés en grève, ou de finir régulièrement en cellule pour s’être insurgée contre les injustices du quotidien (le prix trop fluctuant d’une laitue, par exemple). “Aller en prison pour quelque chose en quoi elle croit est un privilège” clame-t-elle à son fils avant de partir en croisade contre des ouvriers du bâtiment, coupables de s’être montrés désobligeant envers une jeune femme qui passait en contrebas de leur chantier. Femme de combat, Estelle n’est pas pour autant une militante. Elle ne cherche pas davantage à peser à l’échelle municipale. Elle se contente de glisser un mot à son infirmière sud-américaine pour l’encourager à renégocier son contrat de travail ou d’exhorter un agent de police noir à refuser de patrouiller dans les ghettos, rien de plus. En somme, Estelle est une femme engagée qui ne s’engage pas. A la recherche de Garbo épouse cette posture en abordant certaines thématiques propres au cinéma de Sidney Lumet mais de manière plus anecdotique. Ici, il souhaite davantage toucher à l’intime, montrer un fils se rapprocher de sa mère en s’abandonnant à ses lubies.

Sur le papier, A la recherche de Garbo revêt tous les atours du drame larmoyant. Or Sidney Lumet se montre plus subtil et intelligent au moment d’aborder ses moments clés. Ainsi, nul besoin de montrer la mort d’Estelle ou ses funérailles. Filmer son fils seul dans sa chambre d’hôpital désormais inoccupée qu’il vide de ses derniers effets suffit à nous faire comprendre qu’Estelle est arrivée au bout du chemin. Sidney Lumet tient le pathos à bonne distance pour s’aventurer sur le terrain de l’humour. Mais un humour teinté de gravité – la politesse du désespoir – qui ne laisse aucun doute quant à l’issue du récit. A aucun moment le film ne laisse entendre qu’une rémission est envisageable. On sait Estelle condamnée et le suspense  du film – tout relatif – revient à savoir si Gilbert saura non seulement retrouver Greta Garbo mais, plus hypothétique, la convaincre de se rendre au chevet d’une femme qu’elle ne connaît pas. Ce faisant, le récit prend le parti de laisser sur le bas-côté le personnage haut en couleurs d’Estelle – dont on suivra néanmoins l’évolution en parallèle – au profit du personnage plus terne du fils. L’aventure mère-fils qui aurait pu se profiler se réduit à une quête par procuration qui devient au fil des péripéties et des rencontres une quête de soi. Gilbert n’est pas heureux, que ce soit à son travail (son patron déménage son bureau sans son assentiment parce qu’il sait qu’il ne dira rien) ou dans son couple (sa femme ne parle que de la Californie qu’elle aimerait tant retrouver, par opposition à la vie new yorkaise, qu’elle trouve austère et froide). Sauf qu’il s’en accommode car il n’est pas dans sa nature de renâcler. La dernière volonté de sa mère agit comme un révélateur. Entièrement dévoué à la satisfaire, il se libère petit à petit de ses carcans, rompt avec le train-train habituel quitte à se mettre en délicatesse vis-à-vis de son employeur et de son épouse. Il se découvre de l’abnégation et du culot. Et il lui en faut car les désillusions sont nombreuses et les raisons d’abandonner jamais bien loin. Et lorsqu’il en arrive à perdre espoir, il peut compter sur l’aide opportune et désintéressée de Jane Mortimer, une collègue de travail et aspirante comédienne pour laquelle il a eu le béguin. Elle fait partie de la constellation de personnages singuliers que Gilbert est amené à rencontrer au cours de ses recherches et qui pour certains évoquent à leur niveau le Hollywood d’antan. C’est Angelo Dokakis, traqueur de stars pour en tirer la photographie qui le rendra riche mais que la lassitude a gagné peu à peu. Il estime désormais que ces vedettes ont eux aussi droit à leur jardin secret. C’est aussi Sonya Apollinar, cette agente indépendante et désœuvrée qui s’illumine à nouveau lorsque Gilbert lui demande de rencontrer l’un de ses poulains. Et c’est encore Elizabeth Rennick, une vieille actrice contemporaine de Greta Garbo, qui continue bon an mal an à courir le cachet alors qu’elle éprouve les pires difficultés pour retenir son texte. A travers eux, Sidney Lumet traite d’un monde révolu et dont les profondes transformations ont contribué à lui faire perdre de son lustre. Il évoque cela sans amertume, conscient que le temps passe mais aussi de l’importance d’en préserver la mémoire. Lui-même, qui aborde alors sa quatrième décennie en tant que réalisateur, est en quelque sorte un survivant. Un vestige d’une époque où un réalisateur pouvait enchaîner les tournages en abordant tous les genres possibles. A sa manière, Sidney Lumet cultive cet esprit, ne cherchant pas tant à se constituer une œuvre qu’à se lancer dans des projets qui l’intéresse avec toujours le souci de travailler en symbiose avec son équipe. Ce qu’il appelle “travailler à faire le même film”. Touchées par l’histoire de Gilbert et la personnalité de cette femme qu’ils ne connaissent pas, toutes ces personnes qu’il croise sur son chemin œuvrent à la réussite de sa quête, vont dans le même sens. Lui qui d’ordinaire subit des brimades en permanence (par son patron et par sa femme) est soudain confronté à un élan de solidarité désintéressée qui lui permet de croire à l’impossible. On touche là à l’essence du cinéma qui consiste à rendre possible l’impossible. Estelle disait ne pas croire aux miracles et pourtant la venue de Greta Garbo a bien lieu. Une entrevue qui maintient la comédienne dans sa dimension my(s)thique, silhouette muette et à l’écoute, catalyseur des souvenirs de toute une existence. Par son sens du cadre et sa mise en scène aussi discrète que millimétrée, Sidney Lumet crée un moment d’intimité rare, les confessions empreintes de bonheurs simples d’une mourante au seuil de sa vie.

Dans le tumulte du cinéma tapageur des années 80, Sidney Lumet réalise ce film hors du temps, petite bulle de douceur dans un océan de bruit et de fureur. En étroite collaboration avec Phil Rosenberg et Andrzej Bartkowiak, respectivement directeur artistique et directeur de la photographie, il confère une ambiance vaporeuse et pastel à son film sur le modèle des sachets de bonbons Necoo Wafers, très connue des enfants américains. A la recherche de Garbo s’apparente à une forme de retour à l’enfance mais sans la niaiserie inhérente à ce genre d’histoire. Il s’agit plutôt ici de se retourner sur son passé pour mieux s’ouvrir au présent. Le film peut paraître inconséquent et naïf, il est simplement beau et sensible.

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