Monster, tome 1 : Herr Doktor Tenma – Naoki Urasawa
Monsuta
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Kenzô Tenma, un jeune médecin japonais promis à un brillant avenir, officie en Allemagne de l’Ouest, au Eisler Memorial Hospital de Düsseldorf, établissement dont il est la fierté. Professionnellement comme sentimentalement, tout lui sourit. Or, une nuit de l’année 1986, alors qu’il s’apprête à opérer un enfant qui a pris une balle dans la tête, le directeur de l’hôpital lui intime l’ordre d’abandonner l’enfant au profit du maire, victime d’une thrombose cérébrale. Partagé entre l’allégeance à son employeur et le respect de l’ordre d’admission, Tenma choisit la seconde option et opère l’enfant. L’opération est un succès que le décès du maire ternit quelque peu. Suite à ce choix, tout l’univers du jeune médecin s’écroule. Mais ce n’est que 9 ans plus tard, en 1995, que Kenzô Tenma va véritablement prendre la mesure des conséquences de son choix.
En 1995, lorsqu’il se lance dans l’aventure Monster, Naoki Urasawa est déjà couronné du succès de Master Keaton, sa précédente série en 18 volumes parus entre 1988 et 1995. A tout juste 30 ans, il est devenu dans son pays une figure incontournable du manga. Les traductions en français à venir de Monster (1995 – 2001) et de 20th century boys (2000-2007) lui assureront une grande reconnaissance dans le monde de la bande dessinée francophone, achevant d’en faire un auteur universel. Avec Monster, Naoki Urasawa surfe à sa manière sur l’engouement pour les tueurs en série initié par le triomphe du Silence des agneaux. Néanmoins, il se distingue de la mêlée par son traitement. Série au long cours, Monster peut se concentrer sur autre chose que les exactions de son meurtrier. D’ailleurs, il ne sera réellement question du tueur que dans les derniers chapitres de ce premier tome consacré entièrement à Kenzô Tenma.
Naoki Urasawa prend donc son temps pour poser son intrigue, s’attardant sur le personnage du docteur Tenma et ses conflits intérieurs. Ambitieux, Kenzô s’est peu à peu coupé de ses aspirations premières, employant davantage ses talents de chirurgien à des fins personnels que dans le seul but de sauver des vies. Pris sous l’aile protectrice, mais surtout castratrice, de Mr Heineman, le directeur de l’hôpital, Kenzô lui est extrêmement reconnaissant de lui avoir permis d’exercer en Allemagne. En ce sens, il accepte sciemment d’être instrumentalisé, d’autant qu’être dans les petits papiers de son beau-père (il est fiancé à sa fille Eva) lui offre de belles perspectives d’avenir. Il en va donc ainsi de la petite vie de Kenzô Tenma au moment où démarre le récit. Une petite vie faite de petites compromissions et de grosses couleuvres à avaler, à laquelle le jeune homme semble très attaché. Cependant, il dispose d’un bon fond qui se révèle à l’aune des suppliques d’une femme dont le mari vient de décéder durant son opération. Ses états d’âme tranchent avec la froideur dont font preuve Mr Heineman et sa fille. Gens de la haute société, ils incarnent le genre de personnes qui n’ont de considération pour autrui que lorsque cela sert leurs intérêts. Ils agissent en prédateurs qui ne lâchent jamais le morceau. Naoki Urasawa dresse un portrait d’eux peu nuancé sans que le récit n’ait à souffrir de ce manichéisme. Au contraire, leur côté détestable rend presque pathétique l’allégeance que leur porte Kenzô. Ce dernier nous paraît alors faible et un peu paumé. L’ironie de l’histoire, et ce qui en fait toute sa cruauté, c’est qu’en redevenant enfin lui-même -autrement dit un médecin dont le sort des patients prime sur tout le reste, et sans aucune hiérarchisation entre eux- il choisit de se battre pour la survie d’un garçon, lequel se révélera être un impitoyable meurtrier. Au final, ce choix, dicté par sa bonne foi, s’avère plus lourd de conséquence que n’importe laquelle de ses compromissions passées. Et pourtant, on serait bien en peine de parler d’une erreur de sa part bien que la fin de ce premier tome le laisse totalement démuni et dans une grande détresse introspective.
Pour peu qu’on apprécie les fins désespérées, ce premier tome pourrait parfaitement se suffire à lui-même. Néanmoins, Naoki Urasawa ouvre de nombreuses perspectives propices à un récit foisonnant. Et autant de questions. Qu’est devenue Anna, la sœur jumelle de Johann ? Pourquoi Johann massacre t-il des couples à travers l’Allemagne ? Que s’est-il vraiment passé le soir où le couple Liebert (les parents des jumeaux) a été tué ? Fort de dessins, en noir et blanc, d’une grande finesse et de décors particulièrement soignés (les jeux d’ombres sont prodigieux), Monster s’impose dès son premier tome comme un récit haletant et parfaitement maîtrisé.