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Meurtriers sans visage – Henning Mankell

Mördare utan ansikte. 1991

Origine : Suède
Genre : Policier
Auteur : Henning Mankell
Editeur : Seuil

Un vieux cultivateur de la campagne scanienne, au sud de la Suède, est retrouvé mort à son domicile. Avant de mourir, il a été torturé, tout comme sa femme, qui meurt quelques jours plus tard à l’hôpital après avoir dit un seul mot : “étranger”. Une fuite au commissariat d’Ystad va mettre la presse au courant de ce mot, censé désigner l’identité du ou des assassins, et l’inspecteur Kurt Wallander, en plus de son enquête, va désormais devoir se montrer particulièrement attentif aux débordements racistes qui ne manqueront pas de se produire.

Souvent vantée comme un modèle économique et social, la Suède n’est pas non plus un paradis sur Terre. Le roman policier suédois a contribué à mettre en lumière les travers du pays, notamment à travers l’œuvre du couple Maj Sjöwall et Per Wahlöö, qui sont considérés comme les précurseurs de Henning Mankell, aujourd’hui l’un des plus importants auteurs suédois du genre. Passant sa vie entre le Mozambique (où il tient un théâtre) et la Suède, disposant donc d’un certain recul, Mankell se pose en observateur critique de son pays, bien qu’il ne reste plus grand chose de son bref passé auprès d’une militante du Parti communiste maoïste de Norvège, époque où il se mit lui-même au militantisme politique. Meurtriers sans visage, son premier roman mettant en vedette le policier Kurt Wallander, est aussi noir que le quotidien du pays est de l’extérieur imaginé tout en rose. En 1991, début d’une période de crise qui aboutira à une série de réformes libérales, il met les pieds dans le plat en abordant une question très épineuse : celle de l’immigration. La question qui se pose en filigrane à travers tout le roman est celle du devenir des immigrés clandestins, parqués dans des camps où aucun avenir ne s’offre à eux. Personne ne parvient à les gérer, et écrasé entre l’angélisme des services sociaux et le racisme de plus en plus marqué de certains citoyens suédois, Kurt Wallander se retrouve perdu dans ses propres raisonnements. Le roman a beau être noir, le flic principal est bien loin d’afficher le cynisme d’un Spade ou d’un Marlowe. Ses convictions ne sont pas tranchées : Wallander ne stigmatise pas les immigrés eux-mêmes, notamment parce qu’il peut constater de la difficulté de leur vie (surtout quand des néo-nazis se mettent en tête de les traquer, en brûlant un refuge et en assassinant l’un d’entre eux, pris au hasard), mais il est cependant hostile au mouvement migratoire, qui nourrit justement cette haine. Une position fort délicate à assumer, dans une société qui de plus en plus se montre manichéenne sur le sujet. Or, Wallander incarne la totale perplexité sur le sujet. La question de l’immigration est un cercle vicieux plein de tenants et d’aboutissants au milieu duquel il s’est perdu. En temps que représentant de l’ordre public, Wallander doit pourtant faire face à la fois au meurtre des époux Lövgren par un présumé étranger, et donc se montrer suspicieux envers les immigrés, mais également protéger ces mêmes immigrés de pseudo justiciers racistes. Lui qui n’est d’aucun “camp” est pris en tenaille entre une certaine partie de la population jugeant qu’il se montre trop laxiste et des supérieurs (ou des autres organisations étatiques) qui jugent au contraire ses méthodes douteuses. A cela s’ajoute le rôle néfaste de la presse, qui s’empresse systématiquement de mettre de l’huile sur le feu, ayant par exemple divulgué l’information sur le premier indice de l’enquête (le dernier mot de Maria Lövgren, “étranger”). Un acte irresponsable compte tenu du climat social délétère avant même que le meurtre ne soit commis, mais dont les conséquences vont éclater à la gueule de Wallander, qui n’avait pas besoin de ça. Car outre la difficulté de cette enquête, interrompue par la nécessité de protéger les réfugiés et d’enquêter sur la mort de celui qui fut assassiné, cela tout en étant chargé de remplacer un chef en congés, Wallander doit aussi faire face à sa déchéance personnelle. Sa femme l’a quitté, sa fille ne donne plus de nouvelles, son père devient aussi véhément que sénile… L’inspecteur a pris du poids, s’est mis à boire, et l’affaire Lövgren tombe pile au mauvais moment pour lui plomber encore un peu plus la vie. Wallander repose en fait en grande partie sur ses propres collègues, dont le mal en point Rydberg, et sa relation avec le procureur, une jeune femme nommée Anette Brolin, est parasitée par des sentiments non partagés. Nous ne sommes pas dans un roman noir classique, ni même dans un polar urbain à la James Ellroy. Mankell s’appuie au contraire sur des données spécifiquement suédoises (y compris le climat, froid et venteux sinon neigeux de cette Scanie présentée sous un versant semi-rural), sur la situation sans cesse dégradée de la société, pour livrer un polar très sombre, où la violence psychologique est plus empreinte de désespoir que de colère. Wallander incarne cette conception, et bien qu’il soit en apparence rugueux, il se retrouve aux antipodes des flics durs à cuire. C’est un personnage assez riche qui prend petit à petit conscience qu’il entre isolé dans un monde en pleine transformation, et pas dans le bon sens. Meurtriers sans visage est un roman qui donne la sensation de retranscrire la fin d’une ère et le début d’une nouvelle. Bien qu’on puisse regretter que les incartades dans la vie privée de Wallander tendent parfois à se faire assez lourdes, voire à perturber le rythme du récit, c’est un fort bon bouquin pour commencer une saga policière centrée sur un personnage atypique.

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