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The Barber, l’homme qui n’était pas là – Joel & Ethan Coen

barber

The Man who wasn’t there. 2001

Origine : États-Unis
Genre : Film noir
Réalisation : Joel & Ethan Coen
Avec : Billy Bob Thornton, Frances McDormand, Michael Badalucco, James Gandolfini…

Employé au salon de coiffure de son beau-frère, Ed Crane (Billy Bob Thornton) est contacté par Creighton Tolliver, un homme d’affaire qui souhaite monter une compagnie de nettoyage à sec. Pour cela, il a besoin d’un investisseur capable de lui fournir un capital de 10 000 dollars. Après réflexion, Ed se lance dans l’aventure. Pour dégotter la somme, il entreprend de faire chanter Big Dave, le patron et amant de sa femme Doris (Frances McDormand). Une fois l’argent récupéré sans s’être trahi, Ed apporte l’argent à Tolliver et signe le contrat scellant leur association. Peu de temps après, Dave l’appelle à son bureau, lui annonce que lui aussi avait été contacté par Tolliver, et qu’après lui avoir rendu visite, il a découvert le pot aux roses. Dave commence alors à se battre avec Ed, mais ce dernier prend le dessus et tue son assaillant. Le lendemain, la police vient chercher le coiffeur sur son lieu de travail… pour l’informer que sa femme Doris vient d’être arrêté pour le meurtre de Dave.

Après deux comédies, les frères Coen renouent avec le film noir, pour la première fois depuis Fargo, film qui traitait déjà de l’aventure criminelle d’un homme du commun pris dans un engrenage du crime. Fargo affichait toutefois une grande originalité (le cadre enneigé, pas banal dans un film noir) et un humour très corrosif qui en faisait une sorte de transition entre le versant policier et le versant comique des frères Coen. Pour retrouver du véritable policier 100% noir chez les frangins réalisateurs, il fallait donc remonter à 1990 et Miller’s crossing. Dix ans après, les Coen reviennent donc aux sources, s’appuyant une nouvelle fois sur des références du roman ou du film noir, admettant par exemple la forte influence du romancier James M. Cain sur leur nouveau film, et empruntant une multitude de noms ou de lieux issus du genre. Pourtant, l’idée les ayant conduit à The Barber naquit lors du tournage du Grand saut, leur essai de screwball comedy sortie dans une relative indifférence en 1994. La vision d’une affiche présentant diverses coiffures des années 40 les amena à imaginer un film prenant pour personnage principal un coiffeur… Ce qui de prime abord n’a l’air de rien, mais qui entre en fait dans les thématiques chers aux deux réalisateurs. Non seulement parce que le métier de coiffeur leur permet de traiter, cette fois sous un angle plus dramatique que comique, l’implication d’un homme sans histoire dans une sordide histoire, mais en plus parce qu’ils trouvent à la fonction de coiffeur de quoi rattacher leur film à leur idée récurrente depuis au moins Le Grand saut : la conception de la vie comme une spirale interminable faite de flux et de reflux, sur laquelle les personnages n’ont que peu voire pas d’emprise, et dont ils ne savent même pas si ils parviendront à en sortir.

Une véritable dialectique pleine de surprise qui convient autant aux pérégrinations des évadés de O’Brother ou des glandus de The Big Lebowski qu’aux enchaînements criminels d’un film comme The Barber. Et comme pour leurs comédies, les Coen ont recours à une forte symbolique, représentée ici par le métier de coiffeur dès le premier plan du film sur un “barber’s pole”, une de ces enseignes américaines rotatives propres aux salons de coiffure. Condamné à couper des cheveux sans cesse en train de pousser tout en subissant l’incessant blabla de son beau-frère, Ed Crane perçoit son métier comme un interminable calvaire, que l’on peut comparer à celui de Sisyphe roulant en vain son rocher en haut d’une montagne des enfers sous la surveillance de Perséphone. C’est pour se sortir de ce cercle vicieux résumant son quotidien à néant que Ed se lance dans l’histoire du nettoyage à sec, entrant bien malgré lui dans une autre spirale, cette fois bien plus destructrice que rébarbative. Il quitte un monde auquel il n’est nullement attaché, se moquant pas mal des tromperies de sa femme et ne prêtant plus attention aux conversations creuses de son entourage, pour un monde qui va le placer au centre des enjeux. Il n’y aura pourtant pas plus d’emprise : son associé va vite disparaître, l’amant de sa femme va découvrir ses manigances, sa femme va être emportée dans le tourbillon, son sort sera dépendant du bon vouloir et du talent d’un avocat cynique… De quoi faire naître en lui le remord, et même le regret pour la vie qu’il a sciemment choisi d’abandonner. En entrant dans une nouvelle spirale, il a ouvert une boîte de Pandore, et il lui sera impossible de reprendre en main sa destinée. Il aura pourtant un sursaut d’orgueil né d’une relative accalmie, qui le poussera à essayer d’être lui-même un acteur de la vie en essayant de chaperonner quelqu’un d’autre, à savoir une jeune pianiste. Une vague tentative d’évasion, semblable dans sa futilité à l’évasion de la veuve de Dave, qui pour sa part s’estime victime d’un complot gouvernemental impliquant les extra-terrestres. Ed Crane, le coiffeur, n’est tout simplement pas le genre d’homme capable de s’imposer. Le sort s’acharne sur lui, et de faux espoirs en désagréables surprises (principalement au niveau judiciaire), il ne peut plus que constater son impuissance.

L’Homme qui n’était pas là, voilà un titre singulièrement bien adapté à son personnage principal. Complètement désemparé, se laissant porter par le cours des évènements, Ed Crane affiche une résignation stoïque déprimante. Fumeur invétéré (on le voit rarement sans une cigarette à la main), taciturne endurci à la voix grave, les frères Coen en font une vraie figure de film noir, à ceci près qu’à la différence d’un Philip Marlowe incarné par Bogart, Ed Crane n’est pas un dominant. Employé de son beau-frère, uni à une femme elle-même employée d’un homme devant sa bonne fortune à la famille de sa femme, Crane est tout en bas de l’échelle. C’est le fait qu’il en a conscience qui l’a probablement conduit à s’isoler de tout et à faire de lui un perpétuel absent. La mise en scène, qui n’a pas volé sa récompense cannoise, est là pour retranscrire cet isolement inquiétant, non sans verser parfois dans le surréalisme cher aux Coen (qui l’emploient lorsque l’esprit de leur personnage bat la campagne) ou dans l’humour constructif, développant la rupture de Crane avec ses proches ou les aléas qui lui tombent dessus. L’usage du noir et blanc et d’une musique composée principalement de sonates au piano travaille la mélancolie du personnage et ancre esthétiquement le film dans le genre “noir” en s’ajoutant à une reconstitution minutieuse de la fin des années 40, époque où l’action se déroule. La caméra, fluide mais lente, évite toute violence et le montage, sans effet de style, entretiennent également la sensation que le personnage “flotte” dans sa bulle à la dérive sur le cours des évènements. Le point de vue adopté est réellement celui de Ed Crane, pour qui le monde est insignifiant et oppressant. L’immersion avec le personnage prend également l’atout d’une voix off, de sa propre voix off, caverneuse et dépassionnée, qui va jusqu’à nous raconter les propos tenus au tribunal alors même que les images du procès sont sous nos yeux. Loin d’être un artifice surexplicatif, la voix off nous donne la version des faits tels que Crane les interprète avec son regard détaché, nous enfermant avec lui dans son monde sans porte de sortie. Les frères Coen se révèlent décidément comme de fins analystes de leurs personnages, et Ed Crane le coiffeur s’ajoute à une liste déjà longue de personnages hors-normes vivant dans des mondes à part, après Norville Barnes (Le Grand saut), Barton Fink ou Jeffrey Lebowski. Comme quoi, même en œuvrant dans des styles différents, leurs films finissent tous par se rejoindre dans un dénominateur commun faisant des Coen des réalisateurs, qui lorsqu’ils sont inspirés sont aussi à part dans le cinéma américain que leurs personnages ne le sont dans leurs films.

Grand retour au film noir, The Barber est aujourd’hui un peu oublié au sein d’une filmographie qui certes ne manque pas de lui fournir des rivaux de taille. C’est pourtant la première véritable collusion de leur thématique de la spirale et du film noir, deux éléments de leur carrière sur lesquels se sont basés leurs meilleurs films (contrairement à la comédie, le film noir est un genre dans lequel ils ont fait un sans faute). Après The Barber, il faudra attendre une paire d’années avant que les Coen reviennent à leur meilleure forme, si toutefois ils y sont revenus.

Une réflexion sur “The Barber, l’homme qui n’était pas là – Joel & Ethan Coen

  • sam gray

    J’ai lu la critique de loic blavier et elle retranscrit parfaitement ce qu’est the barber qui est pour moi, le film le plus fascinant des freres coen.

    La critique m’a rappelé une série Fallen Angels, en deux saisons, qui racontait des histoires rendant hommage aux films noir des années 30.

    J’ai la critique de la série Gun, j’espere dans un proche avenir avoir celle de cette série.

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