CinémaDrame

Spetters – Paul Verhoeven

spetters

Spetters. 1980

Origine : Pays-Bas 
Genre : Drame 
Réalisation : Paul Verhoeven 
Avec : Hans Van Tongeren, Toon Agterberg, Maarten Spanjer, Renée Soutendijk…

Dans un quartier ouvrier des Pays-Bas, trois amis se consacrent à leur passion pour les courses de moto. Rien est le plus doué des trois et semble promis à une belle carrière dans la discipline. Hans aimerait bien lui aussi remporter des victoires mais il est plutôt maladroit et semble condamné à rester dans l’ombre de son ami. Enfin, Eef se borne à être le mécanicien de ses deux amis.
Mais lors d’une course, que Rien remporte, les trois amis tombent sous le charme de Fientje, une jeune vendeuse de frites à la forte personnalité, qui compte bien sur les trois jeunes hommes pour s’offrir une vie meilleure…

Film sulfureux qui a fait scandale lors de sa sortie au cinéma, Spetters est également un véritable film d’auteur et l’une des œuvres les plus abouties de la carrière hollandaise de Paul Verhoeven.
En effet, Spetters compile avec maestria la plupart des thèmes chers à son metteur en scène, qui dresse dans ce film un portrait réaliste et cru de quatre jeunes personnages. Et si le film est bien conforme à sa réputation d’œuvre sulfureuse, signalons que les très explicites scènes de sexe, objets du scandale, ne sont jamais gratuites et constituent à chaque fois une étape importante pour la caractérisation des personnages. Dès lors on comprend que Verhoeven ne cède rien et fait tout pour que ces scènes apparaissent à l’écran, allant jusqu’à tromper la commission d’attribution des subventions d’État en lui présentant un scénario plus édulcoré pour obtenir le financement, pour finalement tourner tout de même les scènes litigieuses une fois sur le terrain. Ce tournage se fait par ailleurs dans des conditions difficiles, mais pour d’autres raisons. D’une part, Verhoeven à fort à faire avec des acteurs inexpérimentés qui ont besoin d’être très dirigés (il s’agit de la première expérience devant une caméra pour les rôles des deux personnages principaux ainsi que pour de nombreux rôles secondaires, tandis que d’autres acteurs et actrices, comme Renée Soutendijk, que Verhoeven retrouvera pour son film suivant, ont à peine plus d’expérience) sur un tournage très long et souvent intense (équipe technique et acteurs seront parfois présents jusqu’à 16 heures d’affilées sur les lieux du tournage). D’autre part il s’agit du premier long métrage que Verhoeven doit réaliser sans l’assistance de Rob Houver, son producteur attitré depuis sa toute première œuvre pour le cinéma, Business is business, ce qui impose un stress supplémentaire au réalisateur qui doit prouver qu’il est capable de rentabiliser son film. Signalons également que pour cette fois Verhoeven ne collabore pas avec son chef opérateur attitré Jan de Bont. Toutefois il trouve en la personne de Jost Vacano un remplaçant efficace, qu’il gardera par ailleurs pour la quasi totalité de sa carrière américaine.

Cependant, malgré ces contraintes, Spetters est une grande réussite et un très grand film d’auteur, tant l’implication et la patte inimitable de Verhoeven dans le scénario et les choix de mise en scène se voient à l’écran. Cela se sent dans un premier temps au vu du grand soin apporté au réalisme presque documentaire de l’ensemble. Il s’agit tout d’abord d’un réalisme social très marqué. Verhoeven filme la pauvreté de la classe ouvrière et le désœuvrement d’une jeunesse rurale livrée à elle-même. Il s’agit du Verhoeven de Katie Tippel qui tente, même s’il ne s’agit pas ici d’une grande fresque sociale, de saisir par l’image la réalité de la vie de cette jeunesse qui rêve d’ascension sociale et de richesse.
Le réalisme est aussi de mise dans le scénario, qui tourne largement le dos au spectaculaire pour au contraire tenter de saisir, avec la précision coutumière du cinéaste, la banalité de la « vraie vie ». Dès lors les amours entre les différents personnages du film ne sont jamais romantiques, et à la fin du film c’est plutôt l’inverse du prince qui épouse une jeune vierge. Les sentiments exposés dans le film n’en sont que plus réalistes et sincères, et par la même touchants. Et malgré son aspect parfois très sombre, voire destructeur, Spetters est une célébration de la vie et de la joie de vivre au même titre que le célèbre Turkish Delight, dont Spetters constitue un peu la continuité. Tandis que cette lutte contre l’idée très hollywoodienne que l’amour romantique est le seul vrai amour annonce déjà la violence des scènes d’amour de La Chair et le sang.

Enfin l’on retrouve cette obsession du réalisme dans ce que l’on pourrait appeler la « vraisemblance scénaristique et picturale » du film. C’est-à-dire que, avant même les idées générales sur la société ou l’amour, Spetters est un film où les personnages sont particulièrement bien écrits, et très fouillés psychologiquement, dès lors leurs réactions ne dépareillent pas dans ce contexte de réalisme construit par Verhoeven. De même, et cela concerne plus particulièrement les scènes les plus intimes, les situations dans lesquelles les personnages sont plongés font preuve du même souci du détail. Dès lors on ne s’étonnera guère des aspects les plus graphiques du film, et notamment de la présence très explicite des organes génitaux à l’écran. Verhoeven a toujours été très à l’aise avec la nudité et la représentation de la sexualité à l’écran, Turkish Delight, son deuxième film, en témoigne tout particulièrement. Toutefois avec Spetters il va plus loin qu’il n’était jamais allé, et la crudité et le caractère très explicite de certaines scènes particulièrement sujettes à controverses créent le scandale. On y voit tout de même des sexes masculins (qui, pour une raison que j’ignore ont toujours plus provoqué de scandales que les sexes féminins) en action lors d’une fellation homosexuelle, de séquences de masturbation, et surtout dans une scène de viol collectif homosexuel.
Ces scènes ne sont toutefois pas les seules cibles de la vindicte des critiques. Et Spetters est également accusé de colporter une mauvaise image de la société hollandaise, en plus d’être misogyne, homophobe et enfin de pousser les handicapés au suicide (rien que ça !). Cela va même jusqu’à la création d’un comité national “anti-Spetters” qui s’en va manifester devant les cinéma en distribuant des tracts comme à l’époque où en France les grenouilles de bénitiers tentaient d’empêcher les gens d’aller voir Gorge Profonde alors qu’en dépit des scènes que j’ai citées plus haut, Spetters n’a pour le coup rien d’un film pornographique !
Bien que désormais habitué à la controverse que suscitent ses films, Verhoeven reste affecté par cette vague de contestation de son œuvre dans la mesure où ces manifestations diminuent ses chances d’obtenir le précieux soutien des subventions de l’État néerlandais. Du reste il ne fera jamais aucune concession aux spectateurs les plus prudes et ce film en est l’une des nombreuses preuves.

Toutefois, j’estime important de signaler ici que la très grande qualité de ce film ne provient pas tant de la présence de scènes explicites, ce que n’importe qui peut faire finalement, mais plutôt de l’importance particulière que ces scènes revêtent au sein même de la narration du film. Ainsi, la séquence de masturbation s’inscrit dans une scène où les trois amis, héros du film, décident de comparer la taille de leur pénis afin de décider qui des trois aura le droit de draguer la belle Fientje que tous convoitent. Ainsi, ce passage n’est finalement pas si sexuel que ça et évoque surtout la rivalité toute masculine qui oppose les trois amis. On retrouve d’ailleurs la même rivalité lors des scènes de courses de moto entre Rien et Hans, par ailleurs très réussies : dans ce contexte de rivalité, Verhoeven réussit à parfaitement retranscrire les multiples enjeux que recouvrent les courses et à créer ainsi un suspense tout à fait efficace, du moins ça l’a été sur moi, alors que je suis pourtant loin d’être passionné par les sports mécaniques. Ce faisant, Verhoeven lie avec pertinence les courses automobiles et la sexualité, les deux domaines faisant l’objet de volontés de performances toujours accrues de la part de la gente masculine. (D’ailleurs le titre Spetters signifie en hollandais « éclaboussures » ce qui renvoie aux projections de boues des moto, mais il s’agit également d’un mot en argot pour désigner un « beau mec ».) La compétition dans ces deux domaines est également un moyen pour Rien et Hans de s’évader de leur quotidien, qui serait plutôt morne dans le milieu rural et pauvre dans lequel ils évoluent.

Rien ne désire que vivre à 100 à l’heure pour évacuer la “fureur de vivre” toute masculine qui le brûle. Son avidité d’affirmer sa virilité dans la course et dans les relations sexuelles atteint son faîte alors que victorieux il finit par posséder la fille tant convoitée par ses deux amis et se retrouve sponsorisé par la marque Honda. Rien d’étonnant que suite à ce moment Verhoeven nous montre Rien nu, Fientje le caressant pour obtenir une érection symbolique de sa virilité victorieuse. Mais cette avidité provoquera sa perte, et cette scène trouve un triste écho alors que Rien, devenu handicapé n’est plus capable de la même érection alors même que son ancienne copine lui prodigue des caresses orales. Rien nous apparaissant alors comme quelqu’un qui ne vit qu’au travers de ses prouesses physiques, et qui perd sa raison de vivre en même temps que sa capacité à rivaliser avec les autres jeunes mâles.
D’ailleurs une fois qu’il sera handicapé Fientje l’abandonnera en même temps que les espoirs d’ascension sociale qu’il représentait. Et la jeune femme vénale jettera alors son dévolu sur Eef, le mécanicien et ami de Rien, après lui avoir montré les ressources monétaires dont il était capable.
Personnage très ambigu, Fientje apparaitra aux yeux du public tantôt comme un personnage bon et donc digne d’être apprécié, tantôt comme une traitresse cupide et insatiable. Elle n’hésite pas à se servir de son corps pour arriver à ses fins et paraît avoir un passé sexuel chargé. Mais d’un autre coté, Verhoeven nous la présente d’emblée comme un personnage fort (lors de sa première apparition elle tient tête à toute une bande de motards qui refusent de la payer, et parvient à se faire respecter d’eux par la force) et qui est tout de même capable de compassion (elle sera la seule à venir voir Rien à l’hôpital…). De même, peut-on vraiment en vouloir à Fientje de n’être attirée que par l’argent des trois garçons alors même que ces derniers ne la voient que comme un objet sexuel qu’il s’agit de conquérir ?

Eef constitue l’autre personnage ambigu du film. On le découvre relativement absent des compétitions motorisées que se livrent Rien et Hans. Il s’implique plus dans la compétition amoureuse, mais Verhoeven nous le montre comme un beau parleur qui ne parvient pas à avoir d’érection au moment fatidique (dans une scène splendide et très révélatrice de ce climat de rivalité virile où Hans et Eef demandent tous les deux à leur copine respective de simuler bruyamment pour ne pas avouer qu’ils n’ont pas fait l’amour cette fois là, Eef parce qu’il a sa panne, et Hans parce que sa copine se trouve indisposée) et pour cause puisque Hans s’avèrera être un homosexuel refoulé. Son refoulement se traduira dans un premier temps par une grande violence à l’égard des homosexuels, qui se muera en vols avec violences (c’est de là qu’il tire l’argent pour séduire Fientje) jusqu’à ce qu’il finisse par accepter sa nature après avoir été brutalement violé par le frère de Fientje, Jaap, et ses amis. Plus que moralement discutable cette acceptation de la sexualité suite à un viol semble là pour choquer le spectateur mais également l’amener à réfléchir sur le personnage d’Eef dont on peut se demander s’il n’a pas un penchant pour la violence masculine dans la mesure où, régulièrement battu par un père intégriste religieux, il cherche sans cesse à l’affronter.
Enfin, le dernier personnage sur qui Fientje jettera son dévolu est Hans, qui semble être l’éternel perdant, et dont la naïveté et la maladresse lui vaudront bien des déconvenues. Il ne gagne jamais aucune course, et son admiration pour le champion de moto Gerrit Witkamp (Rutger Hauer, acteur fétiche de Verhoeven qui tient ici un petit rôle) lui vaudra d’être ridiculisé par ce dernier lors d’un reportage télévisé. C’est pourtant le personnage qui surprendra le plus dans le film, d’une part c’est lui qui gagne (et haut la main s’il vous plaît) le « concours de bites » et qui finalement s’en sortira le mieux à la fin.
Les relations entres ces quatre personnages sont donc chargées de domination (et donc de violence) et de sexualité. Verhoeven aborde donc les deux thèmes qui lui ont valu sa célébrité par le truchement de ses personnages. Quel meilleur moyen de démontrer l’erreur des critiques qui lui reprochent des personnages peu construits ?

Spetters est un film plutôt riche thématiquement. Et si le sexe et la violence sont très présents, un autre des sujets qui passionne Verhoeven fait sa première réelle apparition dans sa filmographie. Il s’agit évidemment de la religion, qui fait ici une entrée discrète, en sous texte derrière les autres thématiques, et que Verhoeven traitera plus en avant dans ses deux films suivants, Le Quatrième homme et La Chair et le sang. Toutefois la religion est belle et bien présente dans le film, d’une part via l’importance que revêt le père d’Eef dans la construction de la psychologie du personnage, et d’autre part dans le personnage de Maya, la copine de Rien, qui sera abandonnée au profit de Fientje. Le père d’Eef représente évidemment la coercition de l’Eglise. Montrée ici comme un instrument de pouvoir tout puissant, violent et intolérant. Chose qui se révèle inefficace dans la mesure où elle ne fait qu’exciter la rébellion d’Eef. Tandis que Maya est le symbole de la croyance (ou de la crédulité, à vous de voir) des fidèles. Elle rejoint un mouvement de prédicateurs et tente d’y faire adhérer Rien une fois handicapé. D’abord moqueur et amer, Rien n’hésite pas à railler les prédicateurs. Mais il est troublé par la personnalité du prêtre qui lui répond avec aplomb, mettant en avant l’éternelle disponibilité de Dieu pour les âmes en peine. Puis il ira même jusqu’à croire aux miracles quand le prédicateur apposera ses mains sur lui pour le faire marcher. Persuadé de s’élever de son siège, il retombera finalement brutalement dessus, pas de miracles dans le film de Verhoeven. Rien ponctuera ce faux espoir d’un éclat de rire tonitruant.

A mon sens ces deux aspects de la religion sont assez révélateurs de la position du cinéaste vis-à-vis de la croyance en Dieu. N’hésitant jamais à fustiger le pouvoir temporel de l’Église, il ne se prononce par contre pas clairement concernant la croyance, attendant d’avoir des preuves qui justifieraient l’existence de Dieu et de la vie éternelle. Plutôt agnostique donc, le réalisateur reste tout de même très intéressé par le sujet et notamment par la Bible. Il est d’ailleurs membre d’un groupe d’étude des textes sacrés, et a lui-même signé un livre sur la vie de Jésus de Nazareth. Enfin à l’heure où j’écris ces lignes, on parle d’un projet de biopic de Jésus par Verhoeven justement, lequel décrirait le messie des chrétiens de manière très réaliste, voire historique, c’est-à-dire comme une sorte de “terroriste” œuvrant contre Rome, le réalisateur n’accordant aucun crédit aux récits des miracles fautes de gages historiques prouvant ces évènements de manière indiscutable.
En tout cas, la manière dont le cinéaste amène la question religieuse dans son film est très subtile et tranche, visuellement du moins, avec la manière crue avec laquelle sont montrées les relations sexuelles, ce qui ne l’empêche pas d’en faire une analyse très fine. Mais comme pour faire le contrepoids de la richesse et de la finesse de ces thématiques, la mise en scène de Verhoeven est toute en rythme et en fluidité. Et cela devient particulièrement important dans la mesure où le metteur en scène excelle en la traduction visuelle et narrative de ses idées. Ce faisant, son film n’ennuie jamais et demeure tout en ambiguïtés aussi bien dans la teneur de son message que dans la manière de l’édicter. Dans les films de Paul Verhoeven le fond et la forme se retrouvent mêlés dans une cohésion percutante.

Mais le film n’en oublie pas pour autant l’émotion, et là encore, la réussite est éclatante. Spetters est une œuvre très graphique où les sentiments s’incarnent dans les images et n’en portent que mieux les thématiques du film.
Tout simplement excellent.

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