CinémaDrame

Les Proies – Don Siegel

proies

The Beguiled. 1971

Origine : États-Unis 
Genre : Drame 
Réalisation : Don Siegel 
Avec : Clint Eastwood, Geraldine Page, Elizabeth Hartman, Jo Ann Harris…

Avec la bonne idée qu’il a eu de créer sa propre compagnie, Malpaso, Clint Eastwood s’est non seulement assuré une certaine liberté vis-à-vis des studios, mais il s’est aussi permis de se construire un plan de carrière. Il aurait été facile de l’imaginer en train d’enquiller les films de commande, voire de se faire cataloguer dans le western jusqu’à ce qu’il tombe en désuétude. Premier des films de Malpaso, Un shérif à New York de Don Siegel, un polar, marqua l’inauguration de la compagnie et la première sortie de Clint en dehors du western. Cependant, de l’aveu même de l’acteur, le premier film à avoir véritablement bénéficié de la création de Malpaso fut Les Proies, adaptation d’un roman de Thomas Cullinan là encore signée Don Siegel. Se déroulant durant la guerre de Sécession (1861 – 1865), voilà un film qui a posé bien des problèmes à la Universal, qui ne sut sous quelle étiquette le vendre. L’époque, et le fait que Clint Eastwood y incarne un soldat yankee, avait a priori de quoi le faire passer pour un western… Et pourtant, Les Proies est l’antithèse d’un western.

Soldat de l’Union sur les terres de la confédération, le caporal John McBurney (Clint) est retrouvé sévèrement blessé à une jambe par Amy, une fillette qui le ramène au pensionnat de jeunes filles dans laquelle elle vit. Bien que la loi dise qu’il faille signaler tout ennemi qui aurait trouvé refuge chez des civils, Martha Farnsworth (Geraldine Page), directrice de l’établissement, décide de guérir ce yankee avant de le livrer à l’armée sudiste. Sa présence fera naître tensions et jalousie au milieu des jouvencelles sevrées d’hommes.

Un soldat blessé, cloué au lit ou perché sur des béquilles, n’est pas forcément en soi un obstacle à un film d’action, western ou autre. Django terminait son film les mains cassées, Zatoichi et Blindman étaient aveugles, Fang Gang était manchot, et tous ont réussi à se débrouiller. John McBurney aurait très bien pu se poser en défenseur du pensionnat qui l’a recueilli, et qui est à la merci des premiers lubriques en uniformes venus. Et pourtant, pour le plus grand embarras commercial de la Universal (le film fut d’ailleurs un échec), le tandem Siegel / Eastwood, que tout le monde imaginait mal œuvrer dans le drame, livre un film profondément intimiste, puisant partiellement ses sources dans le style gothique sudiste en ceci qu’il reflète le sentiment de délabrement mental et physique d’individus au sein d’une société finissante, ici mutilée par la guerre. Bien que le film s’ouvre et se referme par une chansonnette pacifiste, Les Proies n’est pourtant pas tellement un film sur la guerre, celle-ci n’ayant fait que fournir un contexte de sauvagerie capable de faire du pensionnat un lieu qui de prime abord est un refuge au milieu de la tempête. La seule scène où McBurney aurait pu démontrer ses qualités de soldat est tuée dans l’œuf par la sévère Martha Farnsworth, qui parvient à éconduire elle-même les soldats sudistes qui venaient pour offrir une protection -évidemment rapprochée- des pensionnaires pendant la nuit. Et cela par la parole. Le pensionnat est un lieu autarcique, mais McBurney va vite se rendre compte que ce n’est pas le paradis perdu qu’il avait pu imaginer à son arrivée. Et il est loin d’y être étranger : il est un élément de la guerre importé dans la propriété, et c’est lui qui provoque la chute progressive du pensionnat. C’est en fait un poison, et sa présence suffit à dégrader l’existence de ce lieu paisible. Siegel a recours au style gothique sudiste pour retranscrire cette atmosphère de plus en plus viciée, qui fait des Proies un film au climat inquiétant, parfois surréaliste (notamment lors de quelques séquences oniriques). Très belle, la photographie du film est caractérisée par des couleurs fades à dominantes sépia, prolongeant ainsi les premières images du film (des photos anciennes de la guerre civile). Cela reflète aussi la quiétude du lieu, qui en apparence est préservée -pas de violences ouvertes- mais qui est de plus en plus mise à mal. Toute la décrépitude du pensionnat et des personnages se fait à l’ombre du non-dit, comme c’est souvent le cas dans les récits gothiques sudistes, mettant en lumière le refus d’admettre la fin sous toutes les formes qu’elle peut prendre (fin de la morale, fin de la position sociale, fin des institutions politiques, bref la fin du vieux sud). Eastwood s’y frottera d’ailleurs une nouvelle fois 25 ans plus tard avec Minuit dans le jardin du bien et du mal.

La raison de cette ambiance empoisonnée est donc tout simplement la présence d’un homme au sein du tranquille pensionnat. Qu’il soit nordiste importe peu, et les quelques pensionnaires qui s’indignent de voir leur directrice abriter un ennemi sont vite remises à leur place. L’histoire qui se joue est une histoire humaine, et non politique, même si la guerre est largement à l’origine de la situation. Femmes esseulées dans leur vaste bâtisse, les pensionnaires, les deux dirigeantes et Hallie, l’esclave noire, sont privées d’amour. Alors bien sûr, l’arrivée du caporal va faire revivre des souvenirs, faire naître des envie est donner lieu à une rivalité latente entre chaque femme. La directrice Martha se rappelle ses amours incestueux avec son frère disparu et tente de lutter contre l’attirance qu’elle ressent et qui pourrait la faire replonger dans une morale pas très adaptée au pensionnat. L’enseignante Edwina est beaucoup plus naïve et envisage un amour très romantique malgré sa méfiance initiale à l’égard des hommes. Carol, la pensionnaire, ne cherche quant à elle que le sexe. Enfin, Amy, la gamine de 13 ans qui a découvert McBurney, affiche un amour de cour d’école. Toutes évitent la compétition des autres, évitent même de montrer l’intérêt qu’elles portent à leur invité, chacune réagit différemment aux infidélités du caporal, mais toutes finissent par lui pardonner, puisque l’occasion de revoir un homme ne se représentera pas de sitôt. McBurney, de son côté, utilise avec machiavélisme cette situation. Se montrant beau parleur, gentleman, il adapte son comportement à chaque femme après en avoir établi le profil. Il bénéficie de leur refus de montrer leur intérêt aux autres, et par conséquent de leurs visites individuelles souvent placées sous le sceau du secret, ou au moins du devoir. Extrêmement hypocrite, il ment effrontément, se faisant passer pour un brancardier dans l’armée, et disant regretter les incendies démarrés par les troupes nordistes dans les plantations. A ce sujet, Siegel commet une petit erreur, celle de montrer la réalité (à savoir que le caporal était un tueur, et qu’il était le premier incendiaire) dans des flash-back pendant que McBurney raconte ses mensonges. Il n’y avait guère besoin de cela pour percer à jour le yankee.

Malgré cela, le film n’adhère pas au manichéisme. McBurney n’est pas un pourri pour le plaisir de profiter des femmes : c’est aussi un homme qui cherche à survivre. Son moindre faux pas peut pousser l’une des femmes à le livrer aux soldats sudistes. C’est ce qui se passe lorsque Carol (la plus dangereuse, car la moins romantique) le surprend avec Edwina, mais il parvient à s’en sortir avec la complicité de la directrice. Les femmes ne sont pas non plus tellement à plaindre des tromperies dont elles sont victimes : aucune n’est plus légitime qu’une autre à revendiquer McBurney, qui est véritablement chosifié par ces dames. D’un côté, un soldat souhaitant survivre et qui pour cela utilise les sentiments de ses hôtesses, de l’autre des hôtesses qui éprouvent vraiment des sentiments pour le soldat mais raisonnent avec un égoïsme extrême… Personne n’est entièrement sympathique ni entièrement antipathique. C’est à peu de chose près la même dualité qui caractérisera Minuit dans le jardin du bien et du mal. Le personnage le plus conscient de cette neutralité est de loin l’esclave Hollie, qui se rend compte du manège monté par le caporal (qui cherche à la conquérir en lui expliquant que les yankee vont libérer les esclaves, ce à quoi elle répond non sans raison que la liberté légale n’entraîne pas forcément la liberté de vivre comme les blancs). Elle ne s’intéresse donc pas à lui, ne joue pas ses sentiments et ne prétend rien à son égard. Sa condition d’esclavei lui permet d’avoir cette perception de la réalité crue, mais cette même condition l’empêche d’intervenir. C’est un paradoxe révélateur d’un pensionnat (voire d’une société) en plein chaos.

Loin d’être aussi connu qu’il le mériterait, ce film initie pourtant une facette que Clint Eastwood développera par la suite. Peu habitué à ce genre d’exercice, Don Siegel ne s’y refrottera plus guère, mais il aura donné la chance à son acteur de s’exprimer en dehors de ce que l’on attendait de lui. Après avoir inauguré Malpaso, après avoir le premier fait sortir Clint du genre western, voilà une autre contribution décisive du réalisateur à la carrière de son influent poulain. Et un peu plus tard dans l’année, il le dirigera pour la première apparition du second rôle de sa vie (après l’homme sans nom), L’Inspecteur Harry. Et enfin, sur Les Proies, Clint fit ses armes de réalisateur en réalisant un documentaire sur Siegel, preuve de l’influence du réalisateur sur son acteur. Décidément, sans lui, pas sûr que Eastwood aurait pu réussir aussi bien son retour aux Etats-Unis, et pas sûr qu’il serait devenu ce qu’il est devenu aujourd’hui.

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