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Ed Wood – Tim Burton

edwood

Ed Wood. 1994

Origine : États-Unis
Genre : Comédie dramatique
Réalisation : Tim Burton
Avec : Johnny Depp, Martin Landau, Bill Murray, Patricia Arquette…

Avec Ed Wood, Tim Burton franchit une étape. Après avoir versé dans le féérique, dans la comédie surréaliste, dans l’adaptation de comics et dans la comédie musicale en animation, le réalisateur de Burbank prend quelques distances avec le fantastique pur et dur pour réaliser un biopic de Edward Wood Jr. d’après le livre de Rudolph Grey. Un projet assez peu commercial, reposant entièrement sur ses personnages et sur le réalisme, chose inédite chez Burton. Le potentiel commercial fut d’autant plus réduit que le réalisateur resta intransigeant sur son choix du noir et blanc. Ce fut finalement Disney qui remporta la mise en promettant à leur ex-poulain une liberté totale. Burton fut donc libre d’afficher sa sympathie pour un personnage qui, à peine deux ans après sa mort en 1978, fut accusé d’avoir réalisé avec Plan 9 from outer space le “pire film de tous les temps” par les frères Medved dans leur livre (torchon méprisant ?) The Golden Turkey Awards. Une accusation gratuite qui fit école et que, paradoxalement, la promotion du film de Tim Burton fit perdurer. Pourtant, Burton n’a certainement pas voulu propager cette réputation, bien au contraire. Son biopic n’emprunte à vrai dire que peu de choses de la vie d’Ed Wood et de son ami Bela Lugosi. Le film démarre d’ailleurs par une présentation à la Vampira, inspirée par l’une des scènes de Plan 9 from outer space. Les faits imaginaires sont certainement plus nombreux que les faits réels, et Burton cherche sans conteste à romancer son histoire, prenant par exemple la liberté de modifier la carrière d’Ed Wood et de Bela Lugosi en fonction des besoins dramatiques. Ed Wood ne réalisa pas Glen or Glenda et La Fiancée du monstre coup sur coup, les deux films étant séparés par deux années et le film Jail Bait. Bela Lugosi ne fut pas non plus totalement absent des écrans avant sa rencontre avec Ed Wood, apparaissant notamment dans deux films au cours de l’année précédant celle du tournage de Glen or Glenda. Entre La Fiancée du monstre et Plan 9 from outer space, l’acteur fit même une infidélité à Ed Wood en jouant dans Les Monstres se révoltent de Reginald Le Borg. Les vies privées ne sont pas plus respectées, avec par exemple cette invention pure et simple de la rencontre dans un magasin de cercueils (où Lugosi ne mettait d’ailleurs jamais les pieds), là où elle se fit en réalité tout bêtement par téléphone. Il ne faut donc pas se fier au film de Tim Burton pour en apprendre plus sur la vie des deux personnes concernées.

Le cinéaste prône la désinformation, la simplification dans le but d’adapter la vie d’Ed Wood à ses propres thématiques. Raconter la vie du réalisateur de Plan 9 from outer space est déjà quelque chose que peu de réalisateurs auraient pu faire. Burton ne s’est jamais caché de son goût pour les vieux films d’épouvante et de science-fiction, de la Universal de l’âge d’or à la Hammer en passant par les films “atomiques” des années 50. Sa fascination pour Ed Wood est réelle, et les relations entre Wood et Bela Lugosi font écho à celles de Burton lui-même auprès de Vincent Price. Comme Wood pour Glen or Glenda, Burton réussit à voir son idole et à l’engager pour son premier film, Vincent. Comme lui, il lui attribua un monologue rédigé dans le style des œuvres ayant fait la gloire de l’acteur (les films du cycle Poe de Roger Corman). Comme lui, il s’entoure d’une troupe de comédiens et de techniciens qui lui restent fidèles (Johnny Depp, Lisa Marie, Jeffrey Jones…). L’identification de Burton au personnage de Ed Wood est évidente et se prolonge pour parler du monde du cinéma dans son ensemble : la difficulté de se lancer, celle de trouver des investisseurs, de conserver la liberté créatrice. Les difficultés sont les mêmes pour tous, et la scène dans laquelle Ed Wood rencontre Orson Welles et démarre une conversation sur les ingérences des studios est éloquente : au-delà de l’aspect comique légitimé par le fossé qui sépare Ed Wood et Orson Welles (qui, à l’exact opposé de Wood est connu pour avoir réalisé le “meilleur film de tous les temps” avec Citizen Kane), les similitudes existent bel et bien, que l’on s’appelle Ed Wood, Orson Welles ou Tim Burton. Ces réalisateurs partagent leur désir de faire un cinéma personnel, libre des contraintes extérieures. Ils combattent pour imposer leur vision, et bien que celle d’Ed Wood soit certes artistiquement discutable (Tim Burton ne tombe pas dans l’angélisme et le reconnaît dans les scènes de tournage), il n’en reste pas moins que Wood n’en eut pas moins à composer avec les désidératas de ses investisseurs. Pour Glen or Glenda, qu’il ne produisit pas lui-même, il s’attira les foudres de George Weiss en orientant le film sur un niveau sociologique hérité de sa propre tendance à se travestir. Pour La Fiancée du Monstre, il se vit imposer une fin et un acteur, en plus d’une héroïne engagée suite à un quiproquo… Ce n’est qu’avec Plan 9 from outer space, film financé par l’église baptiste, qu’il apprit enfin à dire non à ses investisseurs, réalisant ainsi son film le plus connu. Le résultat est ce qu’il est, mais toujours est-il que Burton considère ici que le succès fut acquis lorsque Wood réussit enfin à imposer son point de vue. Fait d’autant plus méritoire que les conditions de tournage dans le milieu des mini-budgets sont extrêmement ardues. Pour Plan 9 comme pour ses autres films, Wood parvint à boucler le tournage à la seule force de sa débrouillardise, témoignant ainsi d’une volonté de fer. Les efforts consentis par lui et par son équipe sont dignes d’éloges et feraient passer les cinéastes confirmés pour des privilégiés. A travers Ed Wood, Burton rend hommage à tous ces réalisateurs dont la passion pour le cinéma constitue l’unique arme permettant de mener à bien la lutte permanente qu’implique la réalisation d’un film. Ed Wood, le film, peut d’ailleurs se voir également comme un documentaire sur les conditions de tournage des séries B de science-fiction des années 50. Des films trop souvent raillés par un public (et même par la critique) oubliant systématiquement le contexte de fabrication.

Parallèlement à ce commentaire assez généraliste englobant Ed Wood dans une vision égalitaire du cinéma, Burton développe une thématique purement personnelle, celle de la mise en valeur des individus marginalisés par un système très fermé, très rigide. Plutôt que de critiquer ce système et de transformer Ed Wood en Che Guevara des réalisateurs méprisés, Burton prend le parti de laisser ses personnages évoluer sans leur donner conscience d’appartenir à ce monde de marginaux. Ed Wood ne cherche qu’à se considérer comme l’égal de tous les autres réalisateurs. La naïveté de se considérer sur un pied d’égalité avec Welles et avec les studios (car Wood est également producteur) est d’ailleurs l’aspect central de l’humour véhiculé par le film. Et pourtant, très loin de le ridiculiser, la bienveillance de Ed Wood à l’égard d’un monde qui ne veut pas de lui tend à prouver que ce rejet est unilatéral. Malgré ses difficultés avec les investisseurs, Wood ne remet jamais en question leur rôle essentiel. Il souhaite tout simplement que les investisseurs financent et que le réalisateur mette en scène. En revanche, les investisseurs, du moins les rares acceptant de travailler avec Wood, continuent ostensiblement à vouloir interférer avec le travail du réalisateur. D’un côté, nous avons donc un homme ne demandant qu’à être traité comme un artiste, et de l’autre nous avons des financiers représentant une caste “officielle” faisant tout son possible pour écraser les velléités de Wood. Celui-ci n’en prend pas ombrage, et c’est justement sa tolérance qui le différencie des autres. Une tolérance toute naturelle, dont il n’a même pas conscience. Chez lui, l’acceptation va de soi. C’est ce qui le pousse à engager tout un tas d’acteurs médiocres (Tor Johnson, Paul Marco, Conrad Brooks), de has been notoires (Bela Lugosi, Vampira) ou de personnes aux mœurs inacceptables pour l’époque (l’homosexuel Bunny Breckinridge).

La violence du rejet qui s’est opéré pour le cas de Bela Lugosi est éloquente : quand il n’a plus suscité l’engouement du public, Lugosi a été balancé purement et simplement, condamné à l’oubli, suite à quoi il a plongé dans la drogue. Wood se révèle bien plus humain et n’a jamais oublié les prestations de Lugosi. Pour lui, une star reste toujours une star, et c’est ce qui le pousse à se lier professionnellement au hongrois, puis à le considérer comme un être humain et à lui apporter toute l’aide nécessaire dans les cas de détresse. Une fois encore Wood, lui-même marginalisé d’un point de vue social eu égard à sa passion pour le travestissement, s’est lié à un homme laissé pour compte. Son optimisme va de pair avec sa vision utopique, et il fait tout ce qui est en son pouvoir pour améliorer la fin de vie de son ami en préservant sa dignité. Cette volonté de ne jamais se laisser abattre attire ceux qui aimeraient être reconnus mais qui ne le sont pas ou plus. La sincérité du réalisateur, persuadé de sa capacité à accomplir de grandes choses, se prolonge à un niveau humain lorsqu’il tente d’offrir une vie normale à tous les exclus du système. Dans les deux cas, la partie est presque perdue d’avance, mais Wood ne renonce jamais. Et pourtant, les coups qui lui sont portés sont nombreux : les crises de sa petite amie qui n’accepte pas son travestissement, les critiques assassines, l’expulsion de Lugosi d’un centre de désintoxication… Autant d’épreuves que Wood traverse sans broncher, toujours guidé par sa confiance en des lendemains qui chantent. Certains pourront voir cela comme de la bêtise, mais Burton jette un regard profondément ému sur son personnage principal et sur ses amis, principalement un Bela Lugosi à la personnalité théâtrale excellemment interprété par Martin Landau (les scènes se déroulant à la maison de Bela Lugosi sont notamment superbes, avec leur éclairage évoquant les vieilles productions Universal).

Tim Burton a donc bien réussi son pari : prouver sa capacité à tourner des films sans artifices fantastiques (et sans musique de Danny Elfman, temporairement brouillé avec le réalisateur et remplacé par Howard Shore). Ed Wood est la preuve que Burton ne saurait être réduit à ses talents visuels et que ceux-ci n’ont toujours été que les émanations d’un discours dictant toute autre considération. La réussite est telle que Ed Wood, avec sa défense pacifiste des marginaux, avec sa nostalgie pour un cinéma populaire daté, avec son regard lucide sur une société rigide (dont Hollywood fait partie), peut même être considéré comme l’oeuvre définitive du réalisateur, du moins pour ce qui concerne sa première partie de carrière.

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