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Barton Fink – Joel & Ethan Coen

bartonfink

Barton Fink. 1991

Origine : États-Unis / Royaume-Uni 
Genre : Palmé d’or 
Réalisation : Joel & Ethan Coen 
Avec : John Turturro, John Goodman, Judy Davis, Michael Lerner…

Il n’y a pas que leurs films qui soient étranges. Les frères Coen peuvent l’être tout autant. C’est ainsi que pour décompresser de l’écriture particulièrement ardue de Miller’s crossing ils entreprirent de s’atteler à un nouveau scénario, écrit en trois semaines et au terme duquel ils reprirent cette fois jusqu’au bout l’écriture de Miller’s crossing puis son tournage dans la foulée. Ce scénario de “décompression”, c’est bien entendu celui de Barton Fink, qui est encore aujourd’hui leur œuvre la plus profonde, et aussi la plus célébrée puisqu’elle rafla trois des principaux prix du festival de Cannes 1991 (palme d’or, mise en scène et interprétation masculine) présidé par Roman Polanski. Entre son scénario écrit pour se changer les idées, entre le copinage réservant le rôle titre à John Turturro, entre une durée de tournage trois fois inférieure à celle de Miller’s crossing, et entre le départ de Barry Sonnenfeld, directeur photo attitré des Coen parti s’essayer à la réalisation sur La Famille Addams, le quatrième film des frères Coen ne partait pourtant pas pour rivaliser avec Miller’s crossing. A la simple lecture de son sujet, il n’y avait toujours pas de quoi s’enflammer.

1941. Dramaturge de Broadway venant tout juste de connaître le succès, Barton Fink (John Turturro) est contacté par Jack Lipnick (Michael Lerner), patron de la compagnie Capitol Pictures qui lui propose un pont d’or pour venir écrire un scénario à Hollywood. D’abord réticent, Barton finit par accepter suite aux pressions de son entourage. Dans la cité des anges, il est logé à l’hôtel Earle, vaste endroit naguère probablement charmant mais aujourd’hui totalement décrépi. C’est dans sa chambre du sixième étage qu’il doit travailler au scénario demandé par Lipnick, qui désire une histoire de catch avec des bons sentiments. Totalement décontenancé, le timide Barton souffre du syndrome de la page blanche. Alors quand il ne cherche pas en vain l’inspiration, il côtoie son voisin de chambre Charlie Meadows (John Goodman), vendeur en assurances, l’odieux producteur Ben Geisler (Tony Shaloub) ou encore l’écrivain à la dérive W.P. Mayhew (John Mahoney) et sa secrétaire Audrey Taylor (Judy Davis) dont il s’éprend un peu.

Un sujet minimaliste, un décor quasi unique et très peu de personnages. Barton Fink est indiscutablement en rupture avec la complexité de Miller’s crossing. C’est probablement cette austérité qui poussa le public à bouder le film, comme il le fit d’ailleurs pour de nombreuses autres palmes d’or cannoises, donnant naissance au mythe de la palme d’or (ou même plus généralement du film cannois) chiante et prétentieuse qui continue encore aujourd’hui à faire les beaux poncifs des tenants d’un cinéma qui serait divisé en oeuvres populaires et en oeuvres auteurisantes. Pour ces gens-là, Barton Fink doit effectivement marquer les prémices de la décadence des frères Coen, que certains considèrent aujourd’hui comme des morts de faim toujours à l’affût de reconnaissance festivalière. Et à vrai dire, les frangins eurent eux-même conscience de ce genre de reproche dès la soumission de leur film au jury du festival de Cannes 1991, présidé rappelons le par Roman Polanski. Car si il y a bien un réalisateur qui a inspiré les Coen pour Barton Fink, c’est bien celui du Locataire, film dans lequel un homme discret investissait un appartement sinistre peuplé d’individus suspects. Soit à peu de choses près la même trame que celle de la palme d’or 1991… Cette similarité peut avoir une explication : de confession juive comme Roman Polanski, ayant fait de leur Barton Fink un juif comme le Trelkovsky du Locataire, les frères Coen ont peut-être voulu montrer l’isolement dans lequel furent réduits les juifs, peuple nomade et ayant toujours peiné à réussir leur intégration. Bien qu’ils se défendent d’avoir fait un film personnel ou une allégorie de l’holocauste (il est vrai qu’on les imagine mal traiter cela… encore que leurs symboliques soient parfois difficiles à percer, surtout dans le présent film), on ne peut s’empêcher de penser que l’évocation d’un tel sujet, situé dans le contexte trouble de l’année 1941 rappelé à petite dose par quelques répliques antisémites -et même une ouvertement nazie- n’est en aucune façon fortuite. La sensation d’isolement environnant Barton Fink n’est pas que d’ordre matériel, elle est aussi d’ordre intellectuelle et rappelle les écrits d’un grand écrivain juif, Franz Kafka : tout comme l’arpenteur Joseph K. n’avait pas la moindre idée de ce qu’attendait de lui l’administration l’ayant convoqué au village dans le roman Le Château, l’écrivain Barton Fink ne parvient pas à savoir ce que le producteur Jack Lipnick attend réellement de lui. Il est livré à lui-même, et les quelques personnes qui ne lui sont pas hostiles sont bien trop étranges pour lui donner un point d’ancrage. Comme dans Kafka, cette bizarrerie s’accompagne d’une certaine forme d’humour tragique caractérisé par l’absurde, la résignation et l’auto-dérision (bref, ce qu’on appelle “l’humour juif”). Freluquet à petites lunettes, tiré à quatre épingles dans son costume vieillot, frisé tout en volume, s’excusant presque de réussir à sortir de sa réserve les rares fois où cela lui arrive, Barton Fink évoque la caricature de l’intellectuel juif un peu gauche si bien représenté par Woody Allen. Admirablement interprété par John Turturro, c’est un personnage à la fois comique et tragique, ce qui découle du repli sur lui-même.

Pour autant, les Coen n’ont pas fait de cette identité juive un élément essentiel de leur film. Elle est plutôt à voir comme un moyen particulier de montrer l’isolement de leur personnage, d’en faire quelque chose de décalé et ainsi de donner un style particulier au film. Et puis c’est aussi une identité qui se fond très bien dans le cadre de l’hôtel Earle, inspiré aux Coen par un motel texan miteux visité lors du tournage de Blood Simple. Avec ses murs aux tapisseries vertes délavées, sa grande taille qui contraste avec le manque d’activité qui y règne (outre Charlie Meadows, Barton n’y rencontre qu’un garçon d’étage et un groom joué par Steve Buscemi), son manque de lumière naturelle et le lourd silence qui y tombe comme une chape de plomb, l’hôtel Earle est un endroit désespérant, magnifiquement composé par le directeur photo Roger Deakins (qui ne quittera plus les Coen) et non moins magnifiquement illustré par la discrète musique de Carter Burwell. C’est le prolongement de l’état d’esprit actuel de Barton, qui souffre le martyr pour écrire le moindre mot sur sa machine. L’hôtel fait également écho aux bouis-bouis que l’on rencontre dans les films ou les romans noirs, si chers aux frères Coen et qui sont généralement associés à la douleur, à la misère et à la violence. Bref des lieux peu engageants. Ici, l’hôtel est donc la représentation du purgatoire que s’est construit Barton en venant à Hollywood. Il n’y rachète pas ses pêchés mais en tout cas il dispose d’un avant-goût de l’enfer, dans lequel il fera d’ailleurs un séjour à la fin du film, spectaculaire à sa façon. L’enfer n’est de toute façon jamais très loin de Barton, et c’est pour cela qu’il fait chaud, très chaud, au point de décoller les tapisseries des murs. La solitude qu’on y éprouve est pesante, et la seule échappatoire est cette petite image affichée au mur représentant une femme assise sur une plage, seule trace de couleur et d’ouverture dans ce lieu sinistre. Car Barton ne peut pas vraiment compter sur Charlie Meadows, affable vendeur d’assurances qui sert d’auditeur aux complaintes de Barton. Étrange personnage que ce Charlie Meadows, qui compte tenu des récits qu’il fait de sa vie bien remplie semble déplacé en un tel lieu. Son caractère semble également éloigné de celui de Barton. Mais c’est pourtant le genre d’hommes du peuple au sujet desquels Barton Fink écrit. Ce qui nous ramène à la raison première de la venue de Barton en ce lieu : l’écriture.

Tout comme ils se défendent d’avoir voulu faire une quelconque allégorie sur l’antisémitisme de l’époque, les Coen se défendent aussi d’avoir réalisé un film faisant du blocage de Barton Fink la représentation de leur propre blocage sur Miller’s crossing. Cette fois, on serait davantage enclins à les croire puisque la situation de Barton Fink au moment d’aller travailler pour Capitol Pictures n’a rien à voir avec celle des frères Coen au moment de travailler sur Miller’s crossing. Ne serait-ce que parce que Barton est seul et qu’on lui demande de rédiger quelque chose à propos duquel il ne connaît rien. En fait, ce blocage est à prendre comme le cauchemar encore non vécu des frères Coen, que l’on sait attachés à leur liberté créatrice. En décrivant l’enfer de Barton, les Coen n’expriment pas leur sentiment du moment mais, fiéffés optimistes qu’ils peuvent être, ils relativisent en imaginant ce que pourrait vraiment être l’enfer des créateurs qu’ils sont. Le processus démarre à Hollywood, avec un producteur qui engage Barton pour son talent, qui lui lèche les bottes en lui promettant une totale liberté à l’intérieur d’un cadre défini empêchant en fait toute liberté. Un film de catch avec un héros chevaleresque, et c’est tout ce que souhaite Lipnick. C’est en apparence peu de contraintes, mais entre l’ignorance totale du sujet par Barton et sa portée limitée, c’est en fait énorme. Derrière ses boniments sur les films de série A, Lipnick est en fait un simple producteur de séries B travesties en série A par le nom de son auteur, utilisé comme un simple argument de vente et dont le travail ne doit en aucun cas viser trop haut. L’auteur est nié dans cet hypocrite système hollywoodien. Telle est la première vision de l’enfer selon les frères Coen. C’est le point de départ d’une plongée dans les abysses, représentés par le personnage de l’écrivain W.P. Mayhew, lui aussi considéré en son temps comme un auteur de talent, lui aussi naguère repéré par Hollywood, pour laquelle il écrivit des scénarios bas de gamme et qui aujourd’hui n’est plus qu’une éponge noyant son désespoir dans l’alcool et le cynisme. Partiellement inspiré par le grand William Faulkner, génie littéraire alcoolique qui démarra à Hollywood en écrivant le scénario d’un film de catch, ce personnage représente ce que Barton est amené à devenir.

Contrairement à Faulkner, Mayhew a perdu son génie dans la cité des anges, il est devenu l’esclave de Hollywood et sa relation avec sa secrétaire Audrey n’est pas des plus sereines. Par jalousie (elle est tout ce qu’il possède), il lui pourrit littéralement la vie en lui faisant partager la torture de son propre manque d’inspiration. C’est la seconde plaie redoutée par les Coen : perdre leur inspiration et devenir des ombres dont l’aigreur jaillit sur leur entourage. Mais plus que toute autre chose, l’enfer serait aussi de se prendre pour ce qu’ils ne sont pas et de réaliser qu’en plus d’être manipulés par Hollywood ils sont aussi incompris du public et passent pour des hommes prétentieux : Barton se pose en apologiste des hommes du peuple, en peintre de la condition humaine… alors qu’il est coupé du monde qu’il prétend défendre. Cela n’a rien à voir avec son art, mais avec sa personne. Il est incapable d’écouter ce que Charlie Meadows a à lui raconter, ce qui pourtant pourrait être une source d’inspiration. Mais il lui coupe systématiquement la parole, ramenant la discussion à lui et à sa propre vision. Vaguement basé sur Clifford Odets, dramaturge communiste dans les années 30 qui passa par la case Hollywood sans succès notable (mais où il eut une relation avec Frances Farmer, autre laissée pour compte du système des studios -on voit d’ailleurs Odets dans le biopic Frances-) Barton est un égoïste humaniste. En avance sur son temps, il l’est aussi sur son public, et en cela il s’est coupé du milieu qu’il prétend glorifier. Le pire est qu’il ne s’en rend pas compte. Et pourtant, avec Charlie, il va être y être amené de force… C’est là, en fin de film, qu’il se retrouvera au fin fond de l’enfer. C’est seulement à l’apogée de ce vaste et surréaliste cauchemar que les Coen montre directement l’hôtel Earle comme l’enfer. Mais ils gardent cependant à l’esprit qu’il y a plus mal loti qu’un écrivain / scénariste : des hommes comme Charlie y ont une pension à vie, tandis que Barton dispose encore d’un espoir de liberté. Il ne tient qu’à lui de s’enfuir vers des horizons moins contraignants, par exemple cette plage sur laquelle est étendue la femme de l’image sur le mur de sa chambre. C’est probablement cette faculté à relativiser leurs tourments, surtout quand ils sont comme ici fictifs (lors d’interviews, les Coen ont bien précisé qu’ils n’ont pour l’heure jamais trop eu à se plaindre d’Hollywood) qui explique le ton tragico-comique (le fameux humour juif) de Barton Fink.

En un sens, oui, Barton Fink est à la fois le film le plus profond des frères Coen et leur film le plus “récréatif”. Il s’agit d’une spéculation sur ce que serait leur pire destin à Hollywood, et le tableau est fort éloigné de leur expérience sur Miller’s crossing. Ainsi “purgés” de leurs démons, les frangins purent alors mener à bien leur film noir, avec le succès que l’on sait. Quant à Barton Fink, leur perfectionnisme, leur sens de l’humour, du style, de la narration, ainsi que leur habileté à utiliser des symbolismes avec pertinence (ici les références à l’antisémitisme) pour désarçonner le public comme la critique en ont fait un chef d’œuvre qui leur sera sans doute toujours utile dans les moments creux de leur carrière. En soi, Barton Fink est déjà une réponse à ceux qui les considère comme des bêtes de festivals, comme à ceux qui les considère comme des comiques s’abaissant au ras des pâquerettes (reproche souvent entendu lors des sorties de The Big Lebowski et surtout de Ladykillers).

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